La vague latinx : comment le mouvement féministe latino-américain s’est internationalisé.

La vague latinx : comment le mouvement féministe latino-américain s’est internationalisé.

“C’est collectivement, d’un bloc, que nous devons approcher nos gouvernements respectifs. C’est ainsi que nous créerons une vague internationale de changement pour nos droits.”

Ce sont les mots prononcés par une représentante de la petite île de Saint-Vincent-et-les-Grenadines lors de la conférence “Emergencia Feminista : Observatorios en red” organisée par le Réseau latino-américain contre les violences de genre en novembre dernier et qui a réuni 21 pays d’Amérique. Ce réseau a pour but de collectiviser les données sur les violences faites aux femmes à travers le continent, d’obtenir une cartographie des besoins en termes de droits, et de permettre ensuite aux militantes de porter leurs revendications politiques auprès de leurs gouvernements.
Une par une derrière leur écran, nombre d’entre elles portant fièrement le foulard vert, les représentantes de chaque pays racontent leurs mortes. Au Pérou, depuis janvier 2020, plus de cinquante femmes ont été assassinées, et plus de 5000 ont disparu (victimes de féminicides, de la traite humaine, ou de violences de gangs). En République dominicaine, 35000 avortements ont été pratiqués illégalement en 2019, parfois dans des conditions sanitaires désastreuses, causant la mort de 10 personnes. Au Canada, les femmes autochtones ont aujourd’hui douze fois plus de chances que les autres d’être assassinées ou portées disparues.

Derrière les chiffres douloureux, un projet politique : la construction d’un mouvement féministe pan-américain pour faire avancer radicalement les droits des femmes et des minorités de genre sur le continent. "Ces données sont les clés pour comprendre les oppressions croisées qui touchent les femmes américaines", assène la représentante du Panama. Dans cette vague, personne n’est laissé à l’arrière : les compañeras rappellent constamment que les femmes trans, les femmes autochtones, afrolatinas et issues des vagues d’immigration internes au continent sont touchées de façon décuplée par les violences de genre. La conférence a donné lieu à la création d’une carte continentale des féminicides, qui peut être consultée ici.

Pour Women Who Do Stuff, Eva-Luna s’est entretenue avec Sahili Franco Cipriani, membre vénézuélienne du réseau et à l’origine de la conférence.


Pourquoi vous a-t-il paru important de collectiviser les données liées aux violences faites aux femmes en Amérique latine ?

La plupart des féminicides sur nos territoires ne sont pas comptabilisés comme tels par nos gouvernements. On ne peut pas voir ce que l’on ne considère pas, et ce que l’on ne voit pas n’existe pas : c’est pour cela qu’aujourd’hui, il est difficile d’imaginer des lois qui assureraient un futur optimiste pour les femmes et les filles d’Amérique latine. La lutte contre les violences de genre doit faire partie de l’agenda de nos gouvernements.
Nos observatoires se substituent à des données officielles qui ne décrivent pas la réalité de ces violences et de leur impact sur nos vies. Tous les mouvements féministes latinx ont le même but : la fin des féminicides, la légalisation de l’avortement et l’éradication des violences de genre. Standardiser la collecte de données à un niveau continental favorise la construction d’un mouvement international, et met en valeur des dynamiques qui ne sont pas visibles à un niveau local.

Manifestation contre la résolution négative de la Cour Nationale de Justice par rapport à la proposition de loi de dépénalisation de l'avortement à Veracruz, en août 2020. Crédit photo : Sashenka Gutierrez

Manifestation contre la résolution négative de la Cour Nationale de Justice par rapport à la proposition de loi de dépénalisation de l'avortement à Veracruz, en août 2020.
Crédit photo : Sashenka Gutierrez

Quelles spécificités dans ces violences vous sont apparues en collectivisant vos observations ?

En ce moment et depuis cinq ans, en raison d’une crise politique, il y a une importante vague de migration depuis le Venezuela vers les autres pays d’Amérique latine. En regardant nos données, on a vu que plusieurs féminicides étaient liés à la condition de migrante vénézuélienne de ces femmes, qui sont notamment victimes d’attaques institutionnelles qui les rendent encore plus vulnérables. On s’est posé la question pour les femmes trans, noires, pauvres.
Au sein du réseau, une chose m’a frappée. Toutes les personnes qui ont participé, d’où qu’elles viennent, disent la même chose : que la pandémie a révélé des systèmes d’oppression qui étaient là depuis longtemps et qui s'articulent à travers tous les continents. Depuis l’année dernière, nos espaces et nos lectures politiques ont gagné en légitimité. Nos mouvements féministes ont réalisé les liens entre racisme, classisme, sexisme et transphobie. Notre combat les traverse tous car ils ont la même base : une société qui oppresse les corps qui ne sont pas ceux des hommes blancs, cis et hétérosexuels.

Comment les différentes luttes latino-américaines s’influencent-elles entre elles ?

Nous nous admirons et nous nous inspirons les un·e·s les autres. Le mouvement argentin influence la lutte pour l’avortement, le Venezuela influence la lutte contre les féminicides, le Brésil celle pour les droits LGBTI. Le Chili a montré avec la révolution que les femmes pouvaient sortir et prendre la rue, tout comme le Mexique. Dans les cinq dernières années, sur les réseaux sociaux et dans les médias, nous nous sommes réuni·e·s autour de trois combats : les violences faites aux femmes, la lutte pour l’avortement, et les droits des personnes LGBTI. La pandémie nous ayant forcé·e·s à rester à la maison, nous avons remarqué que non seulement ces combats nous concernent toustes, mais également que l’on pouvait combattre et s’organiser en réseau.

Par exemple : dans mon organisation, nous avons un groupe WhatsApp avec des habitant·e·s de treize pays. Lorsque quelque chose se passe, on s’informe les un·e·s les autres, puis on planifie la réponse. On rédige un communiqué que l’on partage ensemble, on contacte les organisations locales et on leur demande ce qu’elles prévoient, on leur envoie des idées et on agit à notre échelle. Il y a deux mois, une femme vénézuelienne a été violée par son chef argentin sur son lieu de travail à Buenos Aires. Nous avons rédigé un communiqué, puis pendant que l’on mobilisait des organisations et gens sur place pour aller manifester devant le lieu de l’agression, nous avons contacté le ministère des affaires étrangères au Venezuela pour lui demander de réagir. Le violeur a fini en prison, et la victime et sa famille ont été mises à l’abri. C’est ce qu’il se passe à chaque fois que l’on entend parler d’un fait de violence, on adapte bien sûr en fonction du pays et de la personne concernée.

Manifestation après le meurtre de Victoria, une migrante salvadorienne assassinée par la police à Tulum, avril 2021. Crédit photo : Sashenka Gutierrez

Manifestation après le meurtre de Victoria, une migrante salvadorienne assassinée par la police à Tulum, avril 2021. Crédit photo : Sashenka Gutierrez

Comment vos luttes ont-elles évolué depuis la conférence de novembre dernier ?

L’une des grandes victoires féministes de l’année a été la légalisation de l’avortement en Argentine le 29 décembre. Maintenant, on attend que la vague verte monte vers nous.
Au Venezuela, notre groupe a été invité à parler au Sénat pendant cinq heures des violences faites aux femmes : le gouvernement a fini par prendre ses responsabilités et légiférer sur les violences de genre. Vingt-cinq formes de ces violences apparaissent maintenant dans la loi, dont le féminicide et le suicide forcé. Un protocole a été envoyé aux forces de police pour prendre en charge les violences de genre, ce qui est un pas énorme car la violence institutionnelle était une double peine lorsque l’on voulait porter plainte. Maintenant, le mot “féminicide” a remplacé le terme de “crime passionnel” dans la presse. Nous avons changé la narration.
Bien sûr, nous faisons face à une résistance immense. Il y a quelques semaines par exemple, l’Église vénézuélienne a dévoilé un communiqué dans lequel elle demandait expressément au gouvernement de ne pas légiférer sur l’avortement. Mais la société et les législateurs ont compris que les violences de genre n’étaient pas un fait divers, mais le produit d’un système d’oppressions croisées.

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La Tessita

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Le travail photographique de cette artiste franco-mexicaine questionne la présence des corps des femmes et minorités de genre métisses et racisées dans la société, tout en mobilisant de nombreux éléments iconographiques de la culture mexicaine.
Dans sa dernière série, La Lucha Libre, elle renverse les stéréotypes de genre liés à ce sport - le catch mexicain - et replace la violence dans les mains des corps sexisés. “La lucha libre est un milieu très misogyne, et la façon dont les féministes mexicaines, qui manifestent toujours encagoulées, se le réapproprient en esthétisant leurs cagoules crée un renversement d’assignations sexistes”, a-t-elle expliqué à Women Who Do Stuff. “Ces militant·e·s m’impressionnent énormément, notamment par la réappropriation d’objets et d’éléments féminins, comme des outils de ménage ou les broderies traditionnelles sur leurs cagoules pour en faire des outils de violence.” Elle se souvient notamment des photos de Sashenka Gutierrez, qui ont profondément choqué car elles représentent des démonstrations de force des manifestantes contre la police.

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“En tant que femmes ou personnes perçues comme telles, on ne nous a jamais appris à nous défendre, à répondre par la violence à quelqu’un qui nous agresse, nous touche, nous viole”, continue-t-elle. “On nous a toujours appris à prendre le moins de place possible, à être sages, à être silencieux·ses et non violent·e·s, à se penser faible.” Depuis peu, elle organise des cours de self-défense avec des camarades militant.e.s féministes. “À travers ces photographies, j’ai voulu montrer comment nous apprenons à riposter sans avoir peur de se saisir de la violence contre nos agresseurs. C’est aussi une nouvelle forme de care entre nous, un espace bienveillant où l’on s’entraîne puis où nous prenons soin les un·e·s des autres.”

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Les luchadorxs qu’elle représente sont des militant·e·s queer, racisé·e·s, issu·e·s de milieux populaires. “Pour la première fois, tous les regards du monde sont posés sur le féminisme latinx, un féminisme qui n’est pas blanc, et le trouvent admirable. Il m’était indispensable de visibiliser des corps qui ne sont pas blancs et bourgeois pour en parler. Ce ne sont pas ces corps qui sont les plus touchés par les violences sexistes, racistes, classistes, putophobes, validistes. Ce ne sont pas ces corps qui ont besoin d’apprendre à riposter.”

Merci à Tessa de nous avoir gracieusement offert ses photos !

Merci à Tessa de nous avoir gracieusement offert ses photos !

MathildeCommentaire