À la rencontre de Mathilde Forget

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Rencontre avec Mathilde Forget pour « De mon plein gré »

[TW Viol]

Deux ans après À la demande d’un tiers, un premier roman saisissant dans lequel elle enquêtait avec une poésie et un humour très singulier sur la santé mentale, Mathilde Forget publie De mon plein gré (Grasset), un récit à la première personne qui commence dans un commissariat de police. « Je me suis livrée à la police moi-même ». Au début de la narration, l’héroïne du roman vient d’être violée et elle vient porter plainte. Alors qu’elle essaie de comprendre ce qui vient de lui arriver, elle est confrontée à des questions déplacées et absurdes et elle trace les contours d’une enquête dans laquelle elle ne sait plus trouver sa place. Un récit brillant et plein de rage, dans lequel Mathilde Forget mène une nouvelle enquête littéraire pour essayer de comprendre de quoi la réalité, dans toute sa laideur, est faite.

Entretien mené par Pauline Le Gall.

En décembre dernier, tu participais à la série documentaire de France Culture sur le viol (Violé·es : une histoire de domination de Clémence Allezard, réalisé par Séverine Cassar) dans laquelle tu témoignais. Est-ce que tu peux me raconter la genèse de ce roman et comment cela s'est articulé avec ce travail radiophonique autour de la parole des victimes ?

Le point de départ de ce roman c’est l’adaptation du Procès de Franz Kafka mise en scène par Krystian Lupa que je suis allée voir au théâtre quelques mois après être allée porter plainte pour viol. J’étais alors en plein dans l’étape de l’instruction, c’est-à-dire de l’enquête. En voyant la pièce, j’ai eu la sensation très étrange d’avoir déjà vécu ce qui se déroulait sur scène. Je me suis rendue compte que Le procès de Kafka était un énorme cadeau littéraire parce qu’il donne à voir cette réalité déroutante, absurde et un peu cauchemardesque dans laquelle j’ai été plongée quand j’ai porté plainte. Je me suis rendue compte qu’il y avait là un terrain littéraire intéressant. Mon idée de base c’était donc de réécrire Le procès, sauf que Joseph K. serait une femme qui vient de porter plainte pour viol.

Voilà pour le point de départ du roman. Pour ce qui est du documentaire de Clémence, ce sont deux choses très différentes. Les deux se sont déroulés en parallèle, ce qui a très bien fonctionné. Le documentaire m’a permis de dire les choses très frontalement, en dehors de tout exercice de littérature. J’avais besoin de cette parole-là qui permettait de protéger l’espace de littérature quand il y avait trop de douleur ou de colère. J’ai pu travailler l’absurde dans mon texte parce qu’en parallèle je pouvais dire ailleurs : c’est terrible ce qui s’est passé.

Tu disais dans ce documentaire justement que la page blanche est le seul espace où tu reprends le "je". Est-ce que tu ressentais un besoin de combler un vide, alors que les récits de viol restent souvent tus, absents en littérature ?

Ce n’est pas tant qu’ils sont absents, mais plutôt qu’ils sont écrits par des hommes. Quand les femmes écrivent sur le viol, ce n’est pas de la littérature, quoi qu’elles fassent. Quand les femmes écrivent ce n’est pas politique, c’est du témoignage, de l’intime, des petites choses, alors que quand les hommes se lancent dans l’autofiction ils racontent la condition humaine. Voilà pourquoi Annie Ernaux est si importante et précieuse : elle a fait un travail incroyable pour pouvoir défendre l’autofiction littéraire pour les femmes.

Je n’ai pas eu envie de combler quoi que ce soit, cependant j’avais l’impression qu’il y avait peu d’écrits sur la partie judiciaire du viol. Je voulais que mon livre réponde à la question : « pourquoi tu ne portes pas plainte ? » Et puis j’avais aussi cette envie de redire qu’aujourd’hui encore on fait culpabiliser les femmes en leur parlant de leur mini-jupe, en leur demandant si elles n’avaient pas un peu envie quand même.


Dans la structure même du récit, on a l'impression d'une écriture où la narratrice cherche sa place. Sa voix propre est coupée sans cesse par les questions intrusives des policiers qui se répètent. Est-ce que tu le vois comme une manière de se réapproprier un récit dans lequel la personne violée a peu de place ?

Par ces répétitions, j’avais surtout envie de donner à voir dans l’écriture comment, malgré tout, on n’a jamais l’espace de raconter ce qui s’est passé comme on le voudrait, c’est-à-dire en parlant de détails qui semblent ne pas avoir d’importance, de souvenirs qui nous sont revenus. Ces digressions pendant lesquelles la narratrice raconte tout autre chose, elles sont là pour montrer que même si les policiers nous demandent cent fois ce qui s’est passé, on n’arrive jamais vraiment à raconter l’histoire comme on le veut. Elle doit donner des faits qui ne la concernent pas dans son parcours de reconstruction, qui ne concernent que la justice et pas ce qu’elle a vécu, le souvenir du corps.

Les répétitions me permettent aussi de montrer qu’à force d’essayer de se défendre, on cherche à être « normale » à tout prix et on en perd son identité. Il y a ce désir de répondre ce qu’il faut, d’être comme il faut être, de ne pas avoir un rapport problématique à l’alcool par exemple… Mais l’identité qu’il faudrait avoir pour être une « victime parfaite » n’existe pas.


Le roman donne aussi l'impression d'être écrit comme un roman policier, comme une enquête qui ne pourrait jamais être menée à bien parce que les bonnes questions ne sont jamais posées, ce qui entraîne une impression de rage chez lea lecteur·trice. Tu avais cette structure de roman policier en tête en l’écrivant ?

Oui j’avais vraiment très envie de l’écrire comme un roman policier, que le lecteur ou la lectrice soit plongé·e dans une enquête en cours. Les questions des policiers qui sont répétées étaient le deuxième point de départ du roman après Le procès de Kafka. Je me suis dit que je voulais vraiment construire ce roman autour de ces quatre ou cinq phrases qui ne sont jamais absorbées ou digérées par le récit. Je voulais qu’elles deviennent insupportables à la lecture, que la personne qui lit le texte se rende compte qu’elles sont insensées.

De Mon plein gré, Mathilde Forget (éditions Grasset)

De Mon plein gré, Mathilde Forget (éditions Grasset)

Est-ce que le choix de la première personne s’est imposé ?

Oui, je pars toujours du « je » quand j’écris. J’ai peut-être essayé le « elle » pour celui-là parce que j’avais envie d’être pudique et que j’avais peur qu’on m’enlève le fait que ce soit un texte littéraire. Ce récit à la première personne est entrecoupé des documents de la police pour que lea lecteur·trice fasse l’expérience de ce que j’ai vécu : voir son histoire re-racontée dans les procès-verbaux. L’avoir en parallèle permet d’alterner l’histoire et comment elle est ressentie. Cela m’a aidée pour raconter l’événement : j’ai eu beaucoup de mal à savoir ce que je voulais dire de la violence de cette nuit-là.


L'acte n'est jamais décrit directement, seulement par les effets qu'il a sur le corps, ce qui le rend encore plus dévastateur. Est-ce que c'était volontaire ou même politique pour toi de le traiter comme ça, hors champ ?

Christine Angot a écrit un roman, Une semaine de vacances, dans lequel elle décrit par le menu une semaine d’inceste. Et je trouve ça intéressant de rappeler aux gens ce qu’est un viol. Parfois, il peut y avoir une facilité à passer à autre chose, à ne pas parler de la violence.

Marcia Burnier (autrice des Orageuses paru aux ed. Cambourakis, ndlr) et moi en parlons dans le documentaire de Clémence Allezard, on explique qu’on a du mal à savoir à qui les descriptifs de viol peuvent servir. Pour ce texte-là, je n’avais pas du tout envie de raconter l’événement mais je ne voulais pas non plus être en dehors de la violence. Tout est une question de dosage, de savoir quelle pudeur est intéressante et quelle pudeur empêche et doit sauter. La première fois que j’ai écrit le mot « viol », par exemple, c’était longtemps après avoir terminé le texte et c’était très dur pour moi. Après, j’ai pu l’intégrer au récit. La fin du roman, où je raconte ce que tout cela a fait à mon corps, a été très compliquée à envisager. Je pense que ça aurait malgré tout été dommage que je ne me sois pas autorisée à l’écrire.


Il y a une autre thématique qui traverse le roman c'est celle de l'orientation sexuelle et de la construction du genre de la narratrice…

Oui tout à fait, après cela reste assez effleuré mais je voulais que la dimension homophobe de cet événement existe. J’avais à cœur d’explorer la manière dont cet événement replonge la narratrice dans tout ce qu’elle a pu vivre : être une petite fille lesbienne qui ne comprend pas ce qui lui arrive, qui pense qu’elle doit être un garçon… Quand tu es interrogée par la police, tout remonte. Là ce qui revenait c’était cette honte d’être lesbienne étant petite fille et de savoir que c’est pour ça qu’on t’a agressée. Et puis cette orientation sexuelle est interrogée alors qu’elle n’a aucun intérêt dans l’enquête. Ils prennent le temps de questionner ta sexualité alors que derrière cela ne les intéresse pas quand tu racontes quelque chose qui est important pour toi.


Il y a aussi un humour qui était déjà présent dans ton précédent roman, qui est très singulier. On a souvent tendance à dire que l'humour "dédramatise", ce qui ne me semble pas du tout être l'enjeu ici. Comment as-tu envisagé cet aspect ? Est-ce que l'humour peut avoir une autre fonction pour toi ?

Oui complètement. Pour moi écrire c’est faire le tour d’un objet par son propre chemin. Prendre un objet et essayer de se décaler par rapport à lui, de le regarder d’une autre manière, en haut, de biais… Pour moi l’humour c’est un rapport à l’objet qui me plaît, qui déplace, qui décale et qui est aussi assez physique. Quand je lis des textes qui me font rire, j’ai cette impression que le récit me parvient physiquement, qu’il fait réagir mon corps. Il y avait des moments terribles pendant le dépôt de plainte mais tellement absurdes que je me suis dit que je n’allais pas me priver de l’humour. Pour les gens, c’est obscène de faire une blague sur son propre viol, c’est interdit. On en devient vulgaires, juste parce qu’on conserve notre humour.

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Qu'est-ce que la littérature a permis pour toi, au terme de l'écriture et de la publication ?

Je pense qu’écrire c’est interroger, aller chercher, essayer de comprendre, enquêter. Je n’ai pas du tout réglé la mort de ma mère en écrivant À la demande d’un tiers, mais le sujet de la folie m’angoisse moins. J’ai l’impression de m’être confrontée à quelque chose qui m’échappait. Ça ne va pas régler la mort de quelqu’un, mais ça va permettre de s’être interrogée, d’approcher un sujet au plus près, de converser.


En ce moment on parle à la fois d'une libération de la parole et une libération de l'écoute. Pour toi quelle est la place de la littérature là-dedans ?

Elle a la plus grande place. Les femmes ont rarement l’espace pour se raconter. La littérature leur donne cet espace, nous l’avons vu avec Vanessa Springora ou Camille Kouchner. On peut nous empêcher d’être publiées, mais personne ne peut empêcher quiconque d’écrire un livre, c’est un endroit où ceux qui n’ont pas trop le droit de prendre la parole peuvent le faire. Du côté des lecteurs et lectrices, je pense sincèrement qu’il y a des phrases qui m’ont un peu sauvée. Après le viol, j’ai trouvé dans les livres l’espace le plus réconfortant, avec des autrices comme Dorothy Allison qui ont su trouver les mots. Justement, la question de trouver les mots justes pour comprendre un événement et pouvoir vivre avec est très importante. Ne pas avoir ce lien de la langue avec ce qui nous est arrivé, ça peut rendre fou. Parfois, on a besoin de l’aide d’autres autrices.