À la rencontre de Rachel Kéké

Crédit photos : Sophie Palmier

À la rencontre de Rachel Kéké.

Quand la journaliste Taïna Allen nous a proposé un papier sur Rachel Kéké, la représentante de la grève des femmes de chambre de l'hôtel Ibis, nous n'avons pas hésité. C'est l'occasion pour elle de revenir sur son parcours, sur la longue bataille contre le groupe Accor, l'après et ses désillusions.
La photographe Sophie Palmer les a accompagnées durant l'entretien.

Nous sommes en juillet 2021. C’est par un lundi ensoleillé que Rachel Kéké me reçoit chez elle pour une interview. Je n’ai pas choisi le mois de cette rencontre au hasard. C’est en juillet 2019 que les femmes de chambre de l’hôtel Ibis des Batignolles ont entamé une grève sans précédent pour demander de meilleures conditions de travail et la fin d’un système de recours massif à la sous-traitance. Ces femmes ont dû attendre mai 2021 avant de signer un protocole avec le groupe Accor. Cela tombait donc sous le sens de recueillir le témoignage de l’une des porte-étendards de cette lutte sociale : la gouvernante Rachel Kéké. C’est dans son salon que nous prenons place pour parler de lutte, de féminisme et d’espoir.

Nous rentrons très vite dans le vif du sujet. « Moi, c’est Kéké Raïssa Rachel, je suis gouvernante à l’hôtel Ibis des Batignolles depuis le 23 avril 2003. Cela fait donc dix-sept ans. Pendant quinze ans, j’ai été femme de chambre et depuis deux ans, je suis gouvernante », me lance-t-elle d’une voix posée. Avant de m’expliquer avec ses mots ce que signifie être gouvernante . « Quand la femme de chambre finit de nettoyer la chambre, alors la gouvernante passe derrière et vérifie si tout est bon, si la chambre est propre. Si rien ne manque dans la chambre et si tout est bon, (…) le client peut louer la chambre. »

Dans les faits, le rôle de la gouvernante s’arrête là. Mais pour Rachel Kéké, un travail en cache un autre. Il faut dire que sa journée type est loin d’être de tout repos depuis cette promotion. Levée aux aurores, celle qui est syndiquée depuis dix-sept ans ne voit aucune amélioration dans son quotidien. « Le matin normalement, c’est moi qui fait l’ouverture du bureau et prépare les rapports et les plans de travail pour que les femmes puissent aller travailler. Je commence à 6h30 », m’avoue-t-elle. Pour couronner le tout, sa charge de travail ne fera qu’empirer. Car le rythme infernal entre les congés maladies, les absences et le personnel en sous-effectif font que Rachel Kéké est souvent amenée à endosser son ancien rôle de femme de chambre. « La cadence était trop importante, on se retrouvait à faire vingt-huit chambres, trente chambres, quarante chambres, cinquante chambres par jour ! C’était du pur esclavagisme et de la pure exploitation. On n’en pouvait plus. »

Passer dix-sept ans en hôtellerie-restauration épuise, à la fois physiquement et mentalement. Outre les heures éreintantes et la fatigue, Rachel Kéké subit le stress de la précarité salariale. En effet, elle me confie que de ses débuts en tant que femme de chambre à nos jours, elle a dû travailler avec pas moins de quatre sous-traitants. Elle m’explique alors le petit jeu de l’hôtel qui lance des appels d’offres tous les deux ou trois ans tout en s’assurant de garder la même équipe de femmes de chambre. En fonctionnant de la sorte, ils sont sûrs d’avoir un personnel capable d’exécuter le travail en un temps record sans offrir à ces femmes les avantages d'un·e employé·e d’Ibis. Un système bien rôdé chez Accor, qui est le premier groupe hôtelier en Europe et le sixième à l’échelle mondiale. « Ils gardent toujours les mêmes équipes », me confie d’ailleurs Rachel Kéké. Certaines y sont depuis vingt ans sans s’être fait proposer le moindre contrat par le grand groupe.


Alors la décision de faire grève devient vite une évidence pour ces femmes. Car qui dit être embauchée directement par Accor, dit une prime de panier pour le déjeuner, le nettoyage des tenues de travail et, surtout, une baisse de la cadence de travail. Avant la grève, dans cet hôtel, il fallait rendre la chambre propre, désinfecter, changer les draps, le tout en 17 minutes. Et gare à celles qui ne respectent pas le temps imparti. La sentence ? Une convocation au bureau pour se faire remonter les bretelles. « Tu es lente. Tu ne travailles pas vite. » sont des phrases récurrentes, prononcées au cours de ces entretiens. Alors on ne peut que comprendre le ras-le-bol de ces femmes qui ont décidé de se sauver elles-mêmes. La gouvernante a d’ailleurs des mots forts pour exprimer son ressenti : « On mourrait en silence. » Avant la grève, Rachel Kéké a été sujette à des tendinites à répétition et une dizaine de ses collègues ont dû se mettre en arrêt maladie, la plupart pour cause d’épuisement, de problèmes de dos...

Au fil de la conversation, je me rends compte de l’ampleur des dégâts. Le grand groupe hôtelier exerce un vrai rapport de domination sexiste et raciste sur des femmes qui pour la plupart ne connaissent pas leurs droits, comme le fait remarquer Rachel Kéké. Racisées dans leur grande majorité, elles dépendent de cet emploi pour « renouveler leur titre de séjour, payer un loyer ou des hôtels parfois », me confie celle qui accepte volontiers d’endosser le rôle de porte-parole pour ses sœurs de lutte. Ses collègues ne sont jamais loin de ses pensées et un lien fort semble les unir. Sur le mur de son salon, parmi les photos de ses enfants, on peut apercevoir une affiche où elle pose avec Kimissa Esper Sylvie. « Je suis responsable de six filles », glisse-t-elle au fil de la conversation quand il s’agit de parler de son poste.

J’ai voulu rencontrer Rachel Kéké pour un peu mieux connaître son histoire, que je pressens plus qu'inspirante. Et je ne suis pas déçue. La mère de cinq enfants a eu plusieurs vies. En Côte d'Ivoire, elle quitte l’école tôt et s’intéresse à la coiffure. C’est son don pour les tresses qui l’amène en France il y a vingt-et-un ans : « Je suis arrivée ici en 2000, c’est mon oncle qui m’a fait venir », m’avoue-t-elle. Enceinte à l’époque, cela se termine mal avec l’oncle/employeur. Elle ne s’étalera pas sur le sujet. On parle alors plutôt de son fils aîné resté en Côte d’Ivoire. Même s’il est loin, on sent qu’elle est très proche de son premier-né. Au cours de l’entretien, elle reçoit d’ailleurs un appel de son fils. Rachel Kéké est fière d’affirmer qu’elle est mère de trois garçons et deux filles. Pour eux, elle est prête à tous les sacrifices. La militante m’explique alors comment elle est devenue femme de chambre. « J’avais pris ce métier parce que les heures m’arrangeaient (ndlr : elle commençait alors à 9h, ce qui lui donnait le temps de déposer ses enfants alors en bas âge à la garderie). Au début, j’ai fait caissière mais les heures ne m'arrangeaient pas. Il faut payer la nounou et la garderie. Je ne touchais pas assez d’argent pour faire ça », affirme-t-elle, et je la comprends.

Alors, pour la jeune mère, ce métier de femme de chambre où elle peut finir assez tôt pour récupérer ses enfants lui paraît être un bon compromis. Hélas, pour reprendre ses mots : « Derrière ce métier, il y a la souffrance, l’exploitation, la misère, l’humiliation, le viol. » Car le travail en lui-même est loin d’être le seul problème de ces femmes. Être femme de chambre, c’est subir régulièrement harcèlement sexuel et viol. « Notre collègue a été violée par l’ancien directeur de l’hôtel Ibis des Batignolles en 2017. On nous a empêché de parler… Quand nous sommes parties en grève, nous avons quand même fait sortir l’affaire. », me confie Rachel Kéké, désabusée. Ce qui l’énerve le plus, ce sont ceux qui demandent pourquoi les révélations n’ont pas eu lieu plus tôt. L’ancienne femme de chambre est pleinement consciente de l’intimidation que l’on souhaite alors exercer sur ses soeurs de lutte en posant ce genre de questions. Elle trouve alors une phrase toute faite pour leurs détracteurs : « Quand il y a un meurtre, les policiers, ils font cinq ans d’enquête, dix ans d’enquête. Quand ils disent “C’est lui le criminel”, vous les croyez tout de suite. Mais pourquoi après dix ans, vingt ans, quand une femme dit qu’on l’a violée, pourquoi vous doutez ? Pourquoi vous dites que c’est faux ? Pourquoi vous n’y croyez pas ? Parce que c’est une femme. » La syndicaliste me confie également qu’elles ont toutes assisté à la descente de police ayant suivi le viol. « Ça c’est passé sur le lieu du travail. Il y a eu après les faits la police, les scientifiques... » Alors qu’on puisse mettre leur parole en doute attise leur hargne…

À 47 ans, Rachel Kéké est bien consciente des risques encourus mais à l’arrivée, malgré la joie d’avoir obtenu gain de cause, elle est un peu désabusée. Il faut dire que le chemin a été long pendant ces mois de lutte qu’elle n’aurait jamais cru vivre en France. « Quand j’ai vu que le groupe Accor laissait pourrir le conflit six mois, un an… Je me suis dit : ça c’est pas la France. Pays des droits de l’Homme… Comment l’État français peut-il autoriser des choses comme ça ? » Le patriarcat n’est jamais loin dans une société comme la nôtre et ces femmes sont les premières à le subir. Au temps fort de la lutte et pour casser la grève, le groupe essaie de les intimider… par le biais de leurs époux. Certains maris sont appelés par des employés du groupe afin d’exercer une pression sur leurs femmes. Est agitée la menace de la perte de leurs emplois afin de les forcer à plier. Des tactiques qui n’enlèvent rien à la détermination de ces femmes qui ont tout de même pu crier victoire.

Si nous pouvons avoir tendance à idéaliser la lutte, dans les faits, quel coût représente-t-elle ? Pour Rachel Kéké, qui touche 1300 euros en tant que gouvernante, lutter a un prix. En temps de grève, elle n’a pas de salaire et doit se contenter de la caisse du syndicat « qui [leur] donnait quelque chose pour tenir ». Dans son cas, 1000 euros par mois, ce qui représente une perte de 300 euros. Une somme importante pour la mère de famille. « Nous sommes parties en guerre contre le groupe Accor », n’hésite-t-elle pas à lancer avec fierté. « Eux, ils avaient de l'argent, nous on n’avait rien. » Il faut dire que le groupe Accor profitera également des périodes de confinement pour faire traîner la situation, sans les décourager pour autant.

C’est surtout l'hiver qui est dur à tenir. Par deux fois elles passeront Noël dans le froid. « Quand il faisait froid, on était dehors. Quand il pleuvait, on était mouillées. » Toujours accompagnées de leurs tambours et de leurs chants, elles ont scandé leurs revendications haut et fort, ce qui n’était pas du goût de tout le monde. Rachel Kéké se rappelle parfaitement de certaines remarques racistes de clients de l’hôtel agacés par la grève : « Rentrez chez vous, ici ce n’est pas chez vous », disaient-ils. Exploitation, racisme, sexisme, elle a tout vécu. Pour toutes ces raisons, Rachel Kéké a un regard unique sur la lutte sociale en France. Alors dès qu’elle le peut, l’énergique syndicaliste apporte son soutien à d’autres femmes de chambre en grève. De plus, la lutte d’Ibis Batignolles ayant servi d’inspiration en France et à l’étranger, Rachel Kéké a même été mise à l’honneur avec ses sœurs de lutte lors d’une exposition cet été aux Pays-Bas. « Notre lutte, il y en a beaucoup qui n’y croyaient plus, mais on a gagné », dira-t-elle tout sourire. À l’heure où des femmes de chambre de l’hôtel Newport Bay Club, à Disneyland Paris, se mettent en grève pour les mêmes raisons, je me dis que le parcours de Rachel Kéké et de ses consœurs servira d’inspiration à ces centaines de femmes de chambre exploitées pour ce long combat à venir.

Crédit photos : Sophie Palmier, son instagram, son site.