À la rencontre de Julie Delporte

À la rencontre de Julie Delporte. Entretien mené par Pauline Le Gall.

[TW : Agressions sexuelles]

Avec Journal, Je vois des antennes partout et Moi aussi je voulais l’emporter (toutes parues aux éditions Pow Pow), Julie Delporte n’a eu cesse d’explorer toutes les manières dont l’expérience intime pouvait devenir universelle. Elle a raconté dans ses bandes dessinées la place des femmes dans l’écriture et la littérature, l’impact de la technologie sur nos vies et la manière dont les œuvres des autres nourrissent notre propre univers. Aujourd’hui, elle revient avec Décroissance sexuelle (éditions L’Oie de Cravan), un superbe ouvrage hybride qui mêle poésie et gravures à l’eau-forte. L’autrice pousse encore plus loin son talent pour l’ellipse et l’épure et réussit, en une série de phrases courtes d’une profondeur infinie à nous faire réfléchir à la non-mixité, aux violences sexuelles, à la sortie de l’hétérosexualité, au lesbianisme politique et à la reconstruction. Nous avons parlé avec Julie Delporte de la résidence et des rencontres qui ont mené à cet ouvrage, d’utopie, de son processus de travail et des lectures qui l’animent

Décroissance sexuelle, Julie Delporte (éditions L'Oie de Cravan)

Est-ce que tu peux me raconter la genèse de cet ouvrage hybride, entre poésie et illustration ?

Tout cela est parti d’une résidence au centre d’art montréalais Dare Dare en 2018 qui portait sur le thème de la « friction ». J’aime beaucoup cet endroit multidisciplinaire qui décloisonne les arts. Le but de cette résidence était d’écrire dans l’espace public. Cela m’a inspirée puisque ma devise de l’époque, après avoir écrit Moi aussi je voulais l’emporter, était que « le privé est politique ». Je sortais d’une thérapie collective dans un centre de Montréal réservé aux survivantes d’agressions sexuelles. Cela m’a vraiment donné envie de poursuivre cet esprit de groupe qui avait complètement changé ma perspective non seulement sur ce que j’avais vécu, mais aussi sur tout ce que nous vivions en société. Je ne dis pas que la thérapie individuelle n’est pas efficace, au contraire je la conseille à quiconque peut se la payer, mais je me suis rendu compte que cela ne servait à rien de mener une thérapie individuelle pour soigner des problèmes de société. La thérapie de groupe est plus alignée. Ce qui n’était que ma propre histoire personnelle est devenu le problème de plein de personnes, qui étaient toutes dans le même bateau.

J’ai donc décidé d’utiliser le panneau mis à disposition par Dare Dare pour écrire de la poésie sur la culture du viol. Et je voulais que cela parle non seulement aux personnes qui s’identifiaient comme survivantes, mais aussi à celles qui ont vécu des micro-agressions ou qui sont touchées par le problème par le simple fait d’avoir peur d’être violée. Je voulais que l’écriture de ces phrases affichées dans l’espace public devant le centre Dare Dare vienne de discussions. J’ai lancé un appel à qui serait intéressé·e de venir me parler de « décroissance sexuelle » (j’avais déjà ce titre au début du projet). Des personnes sont venues me voir et j’en ai contacté d’autres que je connaissais un peu ou pas du tout, mais dont je pensais que le sujet les intéresserait. J’ai rencontré en tout vingt-quatre personnes, avec qui j’ai parlé parfois quinze minutes, parfois toute une journée. J’apportais des crayons et des feutres et je prenais des notes tout en dessinant. Je proposais à la personne d’en prendre aussi.


Et tu tirais une phrase à l’issue de ces rencontres ?

Certaines phrases sont tirées d’une seule rencontre et d’autres sont transversales. J’ai essayé de relater certaines des expériences spécifiques tout en regroupant les points communs à plusieurs parcours, et j’ai aussi ajouté mon propre vécu. Dans le livre, j’alterne le « je » et le « nous » pour montrer le passage permanent de l’individuel au collectif. Il est d’ailleurs important pour moi de préciser que j’ai écrit le livre au féminin mais que je ne veux surtout pas exclure les personnes masculines qui auraient vécu la même chose. Je pense qu’ils sont capables de s’identifier. Tout comme dans la grammaire usuelle le neutre est masculin, j’ai décidé que pour la question des agressions sexuelles le neutre serait féminin.

Dans tous les cas, l’expérience était très intense. Je pensais que j’allais simplement rencontrer des gens et que ce serait facile mais j’ai vraiment cru que j’allais faire un burn out après toutes ces discussions.

Décroissance sexuelle (éditions L’Oie de Cravan)

Comment les illustrations en noir et blanc sont-elles venues s’ajouter à ces récits ?

Je savais déjà que je voulais tirer un livre de cette expérience. À Dare Dare, les phrases étaient lues individuellement sur le panneau tous les quinze jours, mais moi je les écrivais aussi comme une histoire qui avait une continuité. Le livre me permettait de sortir du côté « slogan » de la résidence, qui avec le recul me fait un peu penser à ce que font les colleuses maintenant dans l’espace public.

Quand j’ai envisagé ce projet de recueil, cela m’a paru naturel de vouloir l’illustrer. L’une des anonymes avec qui j’ai discuté m’a parlé de la gravure à l’eau-forte. Cette technique très lente, qui n’est par essence pas productive, m’a parue très cohérente avec le titre Décroissance sexuelle. Chaque couche de gris représente une journée de travail et chaque illustration m’a pris en moyenne une semaine. Ce petit livre représente trois ans de travail. Tout ce processus a été très laborieux, mais aussi très méditatif et physique. En refaisant les mêmes gestes pendant un an, j’ai eu l’impression de pouvoir assimiler tout ce que j’avais entendu et ce dont je m’étais rendu compte sur ma propre expérience. Peut-être que je suis moins à fleur de peau avec le sujet aujourd’hui.

Tu mets des mots et des images sur le désir d’un nouveau monde, d’une communauté de femmes… Est-ce que tu as l’impression de chercher à définir de nouveaux imaginaires ?

Je pense vraiment que nous avons besoin d’utopies. Plus besoin de dystopies, nous y sommes ! Nous vivons déjà dans une société binaire, dans les catastrophes écologiques… J’espère que l’utopie pourra nous permettre de trouver de l’espoir, de l’énergie et des solutions concrètes.

Peux-tu m’expliquer ce que tu mets derrière l’idée d’une Décroissance sexuelle et derrière le concept de décroissance de manière plus générale ?

Les personnes progressistes sont en général d’accord pour dire que la décroissance économique est nécessaire. Pourtant, même si le terme de « croissance » sexuelle n’existe pas vraiment, le même milieu est souvent unanime sur le fait que la sexualité est très importante, qu’il faut se libérer, jouir, prendre du plaisir. J’ai l’impression que nous brûlons des étapes en étant toujours dans cette positivité là. J’ai appris qu’il était possible d’être à la fois sexe négatif et sexe positif. De voir que la sexualité peut être bonne tout en analysant pourquoi elle peut aussi représenter une aliénation.

Le philosophe allemand d’origine coréenne Byung-Chul Han a beaucoup écrit sur la manière dont nous devenons les bourreaux de nous-mêmes. Nous avons le devoir de faire toujours plus, toujours mieux. Nous n’avons pas encore intégré que la croissance économique jouait aussi sur les plans personnels. Pour prendre l’exemple des travailleurs·se·s indépendant·e·s, iels définissent leurs propres horaires et iels se fixent des conditions de travail pires que ne le feraient des patrons. Nous avons intégré le néolibéralisme. Je conseille la lecture du livre Caliban et la sorcière de Sylvia Federici (paru aux éditions Entremonde et traduit de l’anglais par le collectif Senonevero et Julien Guazzini, ndlr), qui m’a inspiré la phrase du livre « Nos ancêtres les sorcières me guident ». Elle raconte dans cet ouvrage ce moment à la fin du Moyen-Âge/début de la Renaissance où l’humanité se détache de la nature et devient très cartésienne. La femme est alors associée à la nature et l’homme à la rationalité et la productivité. C’est le moment où prend racine ce processus qui a enchaîné notre corps au travail. Il est important de réfléchir aux effets que cette injonction à donner toujours plus peut avoir sur notre sexualité. Qu’attend-on du sexe ? Comment le voit-on ? Quelle valeur lui donne-t-on ? Cela me semble très lié aux agressions, et je continue à travailler sur ces questions dans mon prochain livre.

Ton œuvre est toujours marquée par des références culturelles, qui sont absentes ici. Quelles œuvres t’ont accompagnée pour écrire sur ce sujet ?

Quand j’écris « Nous aurons des couteaux, nous saurons nous défendre », je pense à Virginie Despentes qui avait son couteau sur elle quand elle a été violée mais qui n’a pas réussi à le sortir. Cette phrase m’a été inspirée par la plus jeune personne que j’ai interrogée, qui avait 18 ou 20 ans. Elle parlait du fait qu’on lui avait toujours dit de faire attention quand elle rentrait tard, quand elle mettait une jupe courte… Elle se demandait pourquoi les parents qui disent cela n’inscrivent pas leurs filles à des cours de self-défense. Pourquoi ne pas leur donner une bombe lacrymo ou un couteau ? Apprenez-leur à s’en servir, non pas pour tuer mais pour blesser assez pour se défendre. La société est complètement illogique. Avec cette phrase, je suis encore dans l’utopie : brisons ce qu’a vécu Virginie Despentes. Elle avait déjà son couteau, nous nous aurons des couteaux et nous les sortirons si vous nous agressez.

D’autres œuvres sont présentes dans ce livre : Sylvia Federici, mais aussi Monique Wittig, Donna Haraway, Paul B. Preciado… J’écris à partir de la pensée des autres. Décroissance sexuelle est composé de mes mots, ma poésie, mon agencement grammatical, mais son essence m’a été inspirée par les gens que j’ai rencontrés, les livres que j’ai lus… Une amie écrivaine, Céline Huyghebaert me disait, et je suis d’accord : « J’ai l’impression d’écrire dans une pièce où tout le monde parle en même temps ».

Décroissance sexuelle (éditions L’Oie de Cravan)

Tu mènes aussi dans le livre une réflexion sur le lesbianisme politique…

Deux anonymes m’ont parlé de lesbianisme politique pendant les rencontres. L’une d’elle me disait que statistiquement, il était moins dangereux de sortir avec une femme qu’avec un homme. Les violences existent chez les lesbiennes mais on risque moins de mourir de coups et blessures. C’est un fait.

Ce livre représente aussi ma propre expérience sur ce sujet. Quand je me suis rendu compte que mes traumatismes étaient liés à la sexualité, j’ai vécu ma propre décroissance sexuelle, au sens premier : j’avais un blocage, je ne pouvais plus faire l’amour avec un homme cis (comme Sophie Fontanel dans son livre L’envie). Je crois que les thérapies pour vaincre les peurs te recommandent de te réexposer. Si tu as peur de l’avion, il faut reprendre l’avion. Je n’avais pas particulièrement envie de me réadapter aux pénis ! C’est seulement devant cette incapacité que je me suis dit : « Mais en fait, j’ai le droit d’être lesbienne ». J’ai repensé à toutes mes amitiés intenses avec les femmes, au fait que je ne lisais presque que des femmes, que je les admirais beaucoup intellectuellement. Et même surtout les lesbiennes, je dirais ! Je me suis rendu compte que je baignais dans une religion hétéronormée avec tous les romans et les films d’amour qui vont avec. L’érotisation, le désir physique pour les femmes sont venus ensuite.

Bien sûr, cela serait tellement plus beau de dire qu’on devient lesbienne parce qu’aime les femmes, tout simplement, pas pour fuir l’hétérosexualité. Mais je ne vais pas mentir, les deux sont vrais pour moi. Mon prochain livre parle de tout cela, et du fait que j’ai encore l’impression que le territoire du lesbianisme ne m’appartient pas. J’ai une fierté immense d’être lesbienne mais j’ai honte de mon passé hétéro.

Deux ou trois choses dont je suis sûre de Dorothy Allison
(Cambourakis, traduit de l’anglais par Noémie Grunenwald)

Je conseille aussi ses autres livres, L’histoire de Bone et Peau. Pour moi, Dorothy Allison est une vraie guide spirituelle lesbienne et survivante.

Learning Good Consent, on healthy relationships and survivor support édité par Cindy Crabb

Quand j’ai vu le titre de ce livre à sa parution sous forme de livre en 2016 (son contenu existait auparavant sous la forme de zine), ça a été un électrochoc. C’est comme si le titre m’avait révélé que j’avais extrêmement besoin de ce genre de contenu, que personne ne m'avait jamais proposé auparavant.

En vivant, en écrivant de Annie Dillard
(Christian Bourgois éditeur, traduit de l’anglais par Brice Matthieussent)

C’est un livre qui parle du processus d’écriture avec beaucoup d’humour. Ce livre devrait être un classique et étudié dans absolument tous les cours de littérature.