Vu dans le mag - Guylaine Germain

Je ponce donc je suis

Par Guylaine Germain

Pour notre magazine sur le corps, Guylaine Germain nous a parlé des femmes et de l’artisanat. Voici son article.

Les ouvriers qualifiés de l’artisanat ont beau être majoritairement des hommes, le nombre de femmes vitraillistes, menuisières, charpentières ou mécaniciennes augmente. Pourtant, sur les chantiers, elles dénotent et leurs corps sont toujours raillés et jugés déficients. Loin d’être des demoiselles en détresse, elles s’affirment et décapent les préjugés. 

« Ce n’est pas parce que je suis une femme que je suis fragile ! », clame Katrin Raskovaloff, artisane menuisière. Si les stéréotypes de genre se sont mis en travers de sa carrière, hériter de chromosomes XX à la naissance ne l’a pas empêchée de réaliser son rêve. 

Quarante ans après la création d’une commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes, les correcteurs orthographiques soulignent toujours en rouge certaines professions accordées au féminin, telles que « charpentière » et « menuisière ». Les travailleuses ont beau représenter près de la moitié de la population active (48,3 % en 2019), on dénombre moins de 10 % de femmes artisanes selon les domaines, en partie à cause de leurs prétendues faibles capacités physiques. Leurs corps sont raillés, rabaissés, infantilisés. Malgré cela, elles sont de plus en plus nombreuses à braver les clichés.

Des corps marginalisés 

Véritables moutons à cinq pattes, les jeunes filles sont rares dans les formations manuelles. Katrin Raskovaloff, 36 ans, est menuisière. Elle constate qu’au niveau des installations matérielles, la place des femmes n’est pas prévue. « Le lycée professionnel n’était pas équipé pour recevoir des femmes : il n’y avait pas de vestiaire pour les femmes, nos toilettes étaient une vaste blague. » Le problème revient plus tard : il est rare que des sanitaires soient installés sur les chantiers. Les plus chanceuses en trouvent à l’extérieur et perdent du temps de travail pour s’y rendre, là où leurs confrères se soulagent directement sur place. 

Trouver un stage se révèle aussi être une tâche ardue. La première fois que Katrin contacte un patron, celui-ci est gêné car il n’a jamais travaillé avec une femme au cours de sa carrière. « Plus tard, il m’a avoué qu’il pensait que je n’avais pas ma place dans son atelier car c’était un métier impossible physiquement pour une femme », explique-t-elle. « C’est vrai que ça peut être très éreintant, mais notre musculature se développe et nos bras sont de plus en plus imposants. » 

Certaines entreprises sont plus attentives aux conditions de travail des femmes. À 23 ans, Mélanie Chambrette est chargée d’affaires en chaudronnerie chez Renault Trucks. À l’usine, elle est entourée d’hommes et de gros camions. L’entreprise lui a fourni des tenues adaptées à sa morphologie et arrange peu à peu ses vieilles machines, hautes et lourdes, pour que Mélanie puisse les manipuler du haut de son 1,55 m. « Un nouveau plan d’ergonomie a été introduit avant la crise du COVID-19 pour repenser l’atelier. Ça aide à faire évoluer le métier et les façons de penser. »

mock up de l'article de Guylaine, illu de Clara Dupré. Une femme en bleu de travail porte en équilibre plusieurs outils et formes colorées.

Moins fragiles que le verre

Le physique des femmes est aussi une excuse pour les dévaloriser et les infantiliser. Jennifer Gaumer en a fait plusieurs fois l’expérience. « Lors de ma formation en verrerie, j’avais fait une table basse entièrement en verre. Il était inconcevable pour mon prof que ce soit moi qui l’aie faite. Il me traitait de menteuse ! », enrage Jennifer. « Je suis très petite donc les gens ont tendance à vouloir faire les choses à ma place, comme si j’étais une enfant », décrit-elle. « Travailler le verre à chaud, c’est une question de déplacement, de jeu avec la gravité, d’endurance. Mais moi, un vitrail lourd, en verre et en plomb, je suis capable de le porter et de le fixer. » 

Le monde du verre est extrêmement traditionnel et conservateur. Le métier de maître verrier a d’ailleurs longtemps été interdit aux femmes. Néanmoins, leur présence ne trouble pas tout le monde. Salomée Ebibi s’est formée au Danemark et à Hawaii, où les souffleuses de verre n’ont rien d’anormal. « Là-bas, ces femmes sont considérées comme des pointures du métier. Elles sont musclées et ne se laissent pas marcher dessus. À l’inverse, quand je suis allée à Murano pour la première fois, ils ont rigolé. »

Les nouvelles Fifi Brindacier 

Aujourd’hui, les jeunes apprenties reçoivent plus de soutien de la part de leur entourage. À 17 ans, Léa Salat est en dernière année de bac professionnel en charpenterie. « Le fait qu’il s’agisse d’un métier prétendument “d’homme” ou “physique” n’a jamais été un problème pour ma famille. Dans ma section, on est trois filles, sur quatorze élèves. On a travaillé en France, en Allemagne et en Roumanie, sans aucun retour négatif vis-à-vis de notre genre. Ils étaient surpris de voir débarquer des filles, mais on ne nous a jamais dit qu’on devrait faire quelque chose qui n’abîmerait pas nos petites mains. » Son professeur, Phil-Oliver Ross, encourage ces jeunes filles à intégrer la formation. « Si une jeune adolescente vient me voir avec les yeux qui brillent, qu’elle veut bricoler et construire, elle a sa place. Une bonne répartition des tâches sur le chantier rend leur présence tout à fait possible. Léa en est le parfait exemple. » 

L’infantilisation des professionnelles va alors souvent de pair avec un certain paternalisme de la part des tuteurs – même les plus bienveillants. Si Phil-Oliver Ross tient à former des femmes, il précise souvent qu’il les « protège », les « prend sous [son] aile ». De plus, les femmes artisanes sont souvent poussées à continuer leurs études afin d’intégrer les bureaux d’études, plutôt que de rester sur les chantiers. Même acceptées, elles sont plutôt perçues en « meneuses d’hommes » qu’en manutentionnaires. 

Jouer les bonhommes pour faire ses preuves

« Je me souviens d’une réflexion : “Elle veut faire comme un bonhomme.” », retrace Katrin Raskovaloff. Elle se rappelle de deux collègues particulièrement misogynes : « Ils supportaient difficilement l’idée qu’une femme puisse vouloir faire le même métier et être compétente. La critique était permanente. » Hélas, ces situations n’arrivent pas que dans les ateliers. « Quand je vais chez des clients, ils sont dubitatifs et veulent m’aider. Une autre fois, je suis allée acheter une scie à ruban chez un ancien menuisier. Lui aussi avait l’air sceptique. Quand je lui ai dit que j’étais à mon compte, il me l’a fait répéter trois fois. » En tant qu’indépendante, Katrin subit moins tous ces stéréotypes. « Quand on lit mon nom sur ma carte de visite, il n’y a pas de doute sur mon genre, alors les gens avec un a priori sur les femmes sur un chantier ne m’appellent pas. Ça fait le tri. »

Les stéréotypes de genre contraignent donc ces professionnelles à démontrer que leur présence est légitime, quitte à mettre leur santé en péril et à endommager leur corps. Manoë Wacquez, charpentière de 34 ans, confirme : « J’essaie de ne pas trop en faire, mais évidemment, j’ai quelque chose à montrer. Je ne suis pas très puissante physiquement, je fais 50 kg, donc j’essaie d’avoir un temps d’avance. » Cependant, cela peut être mal pris par les confrères, dont certains se sentent menacés par la simple présence d’une femme dans leur atelier. Cette situation, Manoë l’a vécue avec deux de ses collègues : « Ils ont eu l’impression que je les remettais en question, notamment leur virilité. C’était vu comme de la castration, du mépris, alors que je faisais ça par manque de confiance en moi. Il aurait fallu que je travaille mal pour résoudre leur problème. » La seule solution viable pour les deux parties a été de ne plus collaborer. Si certaines essaient de se détacher de la performance, cette pression reste, s’incruste et il n’est pas toujours évident de se déconstruire. 

C’est le métier qui rentre

À force de transgresser les normes, ces professionnelles adaptent leur corps et leur comportement. Une étude réalisée sur des conductrices de tram en 2014 a permis d’observer que les employées avaient modifié leur façon d’être. Deux ans plus tard, une autre étude a établi qu’au contraire, les pères au foyer étaient restés les mêmes. Là où les pères au foyer n’estiment pas avoir endossé un rôle féminin, les conductrices, elles, ont adopté des traits plus masculins. Une culture viriliste qui a également déteint sur Manoë Wacquez. « C’est caricatural, mais le charpentier est un homme qui aime bien se faire mal. Hors de question pour moi de jouer les chochottes. J’avais sûrement cette attitude avant, mais bien sûr, ça s’est accentué. » D’autres charpentières se sont armées comme elles le pouvaient. Alice [prénom d’emprunt], pour sa part, a changé de sport quand elle a entamé sa formation : « J’ai fait du CrossFit, une espèce de sport atroce, quasi militaire, où il faut faire un maximum de pompes. J’ai aussi fait du yoga aérien, dans un hamac, où les muscles sont très sollicités pour se stabiliser. Je me suis préparée, mais ça n’était rien par rapport à mes débuts sur un chantier. » 

Toutefois, cette inversion du genre apparaît de moins en moins chez les femmes plus jeunes. Au lycée, Salomée Ebibi rejetait tous les codes appartenant à la féminité. « Je faisais partie de ces filles un peu garçonnes et archi sexistes. Je n’aimais pas les filles qui prenaient soin d’elles, je reniais le maquillage. J’avais adopté ces codes pour me protéger, même au-delà de ma formation dans le verre. Je me suis éduquée sur le féminisme et j’ai beaucoup changé, heureusement ! » Léa Salat, quant à elle, ne se considère pas plus masculine depuis qu’elle suit une formation en charpenterie. Elle fait toujours ses ongles et ce n’est pas un problème pour travailler. Elle ajoute : « Je ne me suis pas plus mise au sport parce que ce n’est pas mon truc. Mon corps se formera avec le temps, à force de porter des charges lourdes. »  

Je ponce donc je suis

Malgré toutes ces difficultés, les artisanes ne se démotivent pas, bien au contraire. Elles exercent leur métier-passion envers et contre tous les stéréotypes. Les plus jeunes d’entre elles sont bien décidées à ne pas se laisser marcher dessus. En parallèle, les femmes continuent d’être responsables de l’organisation, de la gestion de la maison, d’une grande partie de l’éducation des enfants. Elles doivent désormais y ajouter la façade à refaire, les tuyaux à raccorder, le carrelage à poser… « J’ai conscience que ce métier est une émancipation incroyable. Ne plus avoir besoin d’un homme pour couper du bois, pour se servir d’une tronçonneuse, pour réparer un tuyau… C’est vraiment une prise de pouvoir ! », s’extasie Manoë Wacquez.

Couverture par Caroline Laguerre