À la rencontre de Camila Sosa Villada

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Dans son premier roman Les Vilaines (paru aux éditions Métailié et traduit de l’espagnol par Laura Alcoba), Camila Sosa Villada nous entraîne dans le Parc Sarmiento à Córdoba (Argentine), à la rencontre d’un groupe de travailleuses du sexe trans qui se sont réunies autour de la figure de la Tante Encarna. Le roman s’ouvre sur la découverte par cette dernière d’un bébé abandonné entre les buissons. Avec sa plume poétique et son goût pour le réalisme magique, l’autrice nous raconte les joies quotidiennes, les violences et la difficulté pour ces femmes de s’affirmer dans une société oppressive. Les Vilaines est un roman qui surprend à chaque page. Nous avons pu poser quelques questions à son autrice, Camila Sosa Villada, qui est aussi actrice et qui nous a raconté la genèse de ce roman et nous a parlé de la situation en Argentine.

Entretien mené par Pauline Le Gall.

Votre roman a obtenu de prestigieux prix en Amérique Latine et a connu un vrai retentissement dans le monde littéraire. Quelle est la genèse de ce roman ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de l’écrire ?

Le roman vient d’une pièce de théâtre. En 2017, je jouais une pièce qui s’appelait Le Cabaret de la Défunte Correa, une sainte populaire en Argentine. Le personnage de la Tante Encarna apparaissait à la fin de la pièce et racontait les miracles et comment elle avait trouvé le fils de la Défunte Correa dans un fossé du Parc Sarmiento. Je vous explique : la Défunte a été retrouvée morte de soif dans le désert de San Juan avec son nourrisson encore au sein. Par la suite, ce mythe est devenu populaire et des miracles ont commencé à avoir lieu, ce qui a rendu sa figure éternelle. Mais personne n’a jamais su ce que cet enfant retrouvé vivant était devenu et l’idée que les trans du Parc le retrouvent me plaisait beaucoup. Après quelques représentations, j’ai compris que je pouvais développer cette histoire.


Le roman oscille sans cesse entre une certaine joie qui semble animer vos personnages, une sorte d’euphorie ou de fête, et la brutalité du quotidien. Comment avez-vous fait cohabiter ces deux polarités dans votre écriture ?

J’ai toujours vécu de cette manière, en sachant qu’aucune joie n’est pure de même qu’aucune rage ne l’est non plus. Disons que ce sont des expressions plus complexes d’un état d’esprit un peu bleu, ce qui est ma manière d’être. Si je vivais dans la rage, et bien… je crois que je serais en prison. Et si tout était de la joie, je serais sans doute morte. On écrit comme on désire, disait Duras.


Vous menez une réflexion tant dans l’écriture que dans les thématiques du roman autour des représentations qui sont acceptables ou non pour la société. Votre personnage explique notamment que l’image « d’une femme trans avec un enfant dans les bras est un pêché ». Aviez-vous envie de donner une qualité littéraire à ces représentations jugées « non acceptables » ?

Non ! Je ne voulais rien. Je voulais juste écrire et je le faisais d’une façon irresponsable. Comme un aveugle. Mais ne pas écrire ces réflexions aurait signifié que je ne faisais pas partie de l’histoire mais que je flottais au-dessus, ce qui est, par ailleurs, une manière d’écrire et de lire très commune. Je devais dire tout cela aussi pour que l’écriture soit entière.


Convoquer des images poétiques permet-il aussi de traiter un sujet qui est habituellement vu par le grand public par le biais du reportage ou du fait divers ?

Moi, j’écris. Même sur de la mie de pain, je regarde une peinture écrite. Je ne m’intéresse pas au regard du public, je ne pense pas à cela quand j’écris. C’est peut-être la seule fuite possible donc je ne vais pas rester attachée aux autres quand j’essaie précisément de m’échapper. Il se trouve que dans ce roman j’écris justement sur une méconnaissance culturelle et politique, celle des gens sur la communauté trans. Alors les lectures que les autres en font sont liées à ce manque de connaissances, mais pas l’écriture.

Les Vilaines (éditions Métailié et traduit de l’espagnol par Laura Alcoba)

Les Vilaines (éditions Métailié et traduit de l’espagnol par Laura Alcoba)

Les Vilaines intègre des éléments subtils de réalisme magique, notamment à travers l’image de la femme-oiseau. Pourquoi avoir voulu apporter ces touches à votre récit ?

Je ne sais pas. Je l’écrivais et cela m’est apparu comme ça. Dans ma famille nous sommes superstitieux et entourés d’images qui ne sont pas de ce monde. Les miracles, les pactes avec le diable, la connaissance de la langue des oiseaux sont des choses qui font partie de ma famille et mon langage me vient d’eux.


Les Vilaines peut être aussi lu comme une structure de roman de coming of age, dans lequel le personnage principal apprend à être elle-même dans un contexte familial hostile. Aviez-vous cette trame en tête en l’écrivant ? Vouliez-vous parler de ce que l’on appelle « la famille choisie » ?

Non! Je voulais raconter l’histoire de la Tante Encarna et de ses amies. Parler de « famille choisie » c’est dire aussi qu’on ne peut pas échapper à la famille que le hasard a choisie pour nous. Qu’on ne peut jamais y renoncer ou que choisir de rester dans cette famille que le hasard nous a donné n’est pas un choix. Je pense qu’on choisit les familles, même celles où il y a des liens de sang. Et il est indispensable que les gens le sachent. Qu’on peut renoncer à tout. Qu’on peut partir de n’importe où.
Par ailleurs, les protagonistes du roman ne sont pas une famille. Ce serait rabaisser cette alliance. Les familles sont des mafias. Les alliances sont des rencontres beaucoup plus belles. Elles arrivent spontanément comme des éclairs au milieu de la nuit et puis disparaissent, et personne n’a de la peine parce que cette étincelle ne dure pas.
Les vilaines forment des alliances, des pactes, serrent les rangs, parfois comme des armées, parfois comme des troupeaux, tiens, les éléphants sont un bon exemple.


Les hommes sont souvent hors-champ, ou ne sont pas nommés dans le roman. La figure du père, notamment, est très violente. Comment avez-vous exploré la masculinité dans votre récit ?

Je ne sais pas si j’ai vraiment exploré la masculinité. Ce sont les hommes, c’est leur comportement qui n’est même pas masculin, si on pense à ces vieilles écoles qui parlent du courage comme une vertu masculine, la force, etc., tout en laissant aux vertus féminines les comportements les plus ténus. Je parle des hommes hors-champ parce qu’ils l’ont toujours été. Ils ne savent pas faire de mise au point, ils ne savent pas être devant un regard, ils ne savent pas être regardés. Ce sont les êtres les plus opaques qui existent. Ils vivent ainsi, c’est ainsi que je les lis. C’est ainsi que je les écris.

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Les personnages sont très ancrés dans le contexte argentin. Qu’aviez-vous envie d’explorer sur la situation du pays vis-à-vis de la communauté trans et du travail du sexe ?

La situation est dramatique, je la vis avec beaucoup de tristesse. Avec beaucoup de douleur. Je parle de ce pays parce que c’est la terre où je suis née, même si nous, les trans, savons que l’horreur est universelle. Que la haine envers les trans est aussi universelle que l’espéranto. Partout, n’importe où, il y a toujours un geste minime qui est aussi tranchant qu’une épée samurai et qui blesse une trans. C’est comme ça. Il y a une histoire qui prouve que cette haine a existé et c’est écrit, et c’est de plus habillé d’excuses et d’excuses qui camouflent ce génocide sur les trans. Ils disent que c’est l’église, dieu, les péchés, Lacan, Freud, l’OMS, la famille, que sais-je, ils peuvent trouver des justifications où ils veulent. Mais la vérité c’est qu’ils ont agi comme des merdes. Des misérables. C’est mon expérience de trans pour moi aussi. Le monde est un événement épouvantable.


Le roman est de plus en plus sombre, avec notamment un durcissement des conditions d’exercice pour les travailleuses du sexe trans et une violence de plus en plus présente. Quelle est la situation pour ces femmes aujourd’hui ?

Elle est toujours la même. Mais la différence, la merveilleuse différence est que nous sommes organisées, les trans, les putains, nous ne sommes plus seules, nous ne sommes plus personne, sans appartenir à aucune espèce. Ces organisations touchent plus ou moins les unes ou les autres, c’est-à-dire que ce sont des organisations pauvres et sudaméricaines qui font ce qu’elles peuvent, une chose à la fois. Durant cette pandémie, le syndicat des prostitué‧e‧s d’Argentine a réalisé un excellent travail en apportant de la nourriture, en logeant, en vaccinant, en soignant et en caressant là où avant il y avait des coups. Nous sommes devenues meilleures, bien meilleures qu’avant, quelque chose que toute la société ne peut pas dire. D’ailleurs, les sociétés vont bien plus mal, mais les trans et les putains ont encore de belles choses à accomplir.

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