À la rencontre de Kei Lam

Crédit photo : Gilles Delbos

À la rencontre de Kei Lam.

Kei Lam a commencé son travail autobiographique en 2017 avec Banana Girl (éditions Steinkis), une bande dessinée aussi drôle que sensible dans laquelle l’illustratrice racontait le déménagement de sa famille de Hong Kong à Paris alors qu’elle n’avait que six ans. Elle continue aujourd’hui ce récit de sa culture franco-chinoise avec Les saveurs du béton (édition Steinkis). Dans ce deuxième tome (qui peut se lire sans avoir lu le premier), elle explore ses souvenirs d’une adolescence passée dans le quartier de la Noue à Bagnolet. Un récit passionnant et nuancé dans lequel elle aborde le racisme des administrations françaises, la vie en banlieue, les changements dans la société, les deux cultures entre lesquelles elle évolue. Elle entame surtout un dialogue tendre avec l’ado qu’elle n’est plus. Sortie en 2021, la bande dessinée figure cette année dans la sélection 12-16 ans du Festival d’Angoulême. L’autrice nous a expliqué son rapport à l’autobiographie et l’importance de raconter son histoire.

Dans ta bande dessinée, ta mère te dit : « Je n’ai pas envie que les autres connaissent ma vie », elle t’encourage à regarder en avant et pas en arrière... Pourquoi avoir voulu porter un projet autobiographique sur ton enfance et ton adolescence ?

Cette quête est avant tout personnelle : il était important pour moi de retrouver l’histoire de ma famille. Mes parents parlent en effet peu de leur passé. Comme je suis arrivée en France très jeune, je ressentais vraiment le besoin qu’ils me racontent un peu de mon histoire pour que je puisse me trouver.

En faisant ce projet, je n’ai jamais non plus perdu de vue l’idée que, petite, je manquais de représentations dans la culture populaire, que ce soit à la télévision, dans les livres, dans les films… Je ne voyais pas de personnages qui soient comme moi, « moitié-moitié », alors même que l’on vit dans une société dans laquelle beaucoup de gens viennent d’ailleurs. Quand je dis « ailleurs », je ne parle pas forcément d’un autre pays : tu peux par exemple être né·e en Normandie et te sentir en décalage en arrivant à Paris. J’avais vraiment envie de parler de ce sentiment d’être un peu décalé·e.

Au-delà de tout ça, je pense que j’ai aussi utilisé ma propre histoire par pudeur. Je n’ose pas solliciter les gens pour faire un projet de livre et je trouve cela plus facile d’utiliser ma propre famille et ma propre histoire. Je pense que c’est en parlant de soi que l’on arrive le mieux à toucher les autres parce qu’il y a dans les projets autobiographiques une sincérité qui va toucher l’autre sans forcer. Avec Les saveurs du béton, ma priorité était de rester la plus honnête et sincère possible.


Ce livre est aussi une enquête dans ton histoire personnelle et dans celle de la banlieue parisienne où tu as grandi. Comment as-tu mené ce travail de recherche ?

Déjà je me suis repassé des musiques des années 90, j’ai revu les clips des Worlds Apart et des Spice Girls, parce que j’avais besoin de réactiver mes souvenirs de cette période adolescente ! J’ai aussi regardé des films sur la banlieue pour voir ce qui avait été raconté et montré autour de ce sujet. Je suis allée interviewer un réalisateur de film, une assistante sociale, des architectes, des urbanistes, des habitant·e·s du quartier…

J’ai un rapport un peu conflictuel à Bagnolet et à cette banlieue de la Noue. Je n’arrive pas à savoir si je l’aime ou je la déteste, en tout cas je l’affectionne et je la crains. J’avais donc besoin d’écrire ce livre pour mettre de la distance et je trouve que pour cela, il n’y a rien de mieux que d’interviewer des gens qui travaillent sur le sujet, qui vont me permettre d’avoir du recul sur le lieu.

Les saveurs du béton, Kei Lam (édition Steinkis)

Là où Banana Girl alternait noir et blanc et couleur, tu utilises pour Les saveurs du béton uniquement le noir et blanc. Pourquoi avoir fait ce choix graphique ?
Je n’étais pas très à l’aise graphiquement à l’époque de Banana Girl et j’ai vraiment appris à faire le livre en le faisant. J’avais envie de tester plein de choses. Pour cette BD, je me suis dit que j’avais moins de choses à prouver. J’ai l’impression de m’être trouvée et de moins avoir besoin de montrer que j’ai des compétences graphiques. Je me mets au service de la narration. La banlieue n’est pas très colorée, donc la couleur n’avait pas trop de sens dans ce projet particulier.

Justement, le quartier et la ville jouent un rôle central dans la bande dessinée. Avant d’être illustratrice, tu étais d’ailleurs ingénieure en aménagement urbain. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette thématique de la banlieue ?

Quand tu es ingénieure, tu réaménages les espaces. C’est exactement ce que je souhaitais pour le quartier de la Noue : je voulais travailler sur l’éclairage, végétaliser… Je raisonnais très scolairement en me disant que je pourrais changer les quartiers et les villes autour de moi après mes études. Sauf que rapidement, je me suis rendue compte que les problèmes de mon quartier n’étaient pas forcément que techniques mais qu’ils étaient aussi politiques. Pour moi, il est peut-être plus intéressant d’écrire un livre que d’être ingénieure : le regard d’artiste permet d’avoir une liberté pour dénoncer les choses et toucher les gens.

J’ai quitté Hong Kong petite et j’ai l’impression que la personne que je suis, mon identité, est liée à une multitude de choses : à la famille, mais aussi au territoire. Mes six premières années à Hong Kong m’ont imprégnée. Je n’arrive pas à oublier cette ville, tout comme je reste très marquée par mes quinze années à Bagnolet.

Malgré ce rapport conflictuel, tu dessines la banlieue avec une certaine poésie…

Oui et cela me dérange que beaucoup de films sur la banlieue ne montrent que la misère humaine. Mais je n’idéalise pas pour autant et je dénonce aussi pas mal de choses dans Les saveurs du béton : la dégradation des immeubles, les luminaires avec des fils qui se baladent… Il y a de la beauté mais aussi de la violence dans cet environnement. La BD permet de systématiquement ramener de l’imaginaire.

J’ai toujours eu envie de bouger. Moi je rêvais de Paris, mais je voulais aussi montrer des personnages comme Amina, qui est bien là-bas, qui n’a aucun problème. Je raconte la manière dont j’ai vécu la banlieue, mais je voulais aussi faire voir comment d’autres la vivent. Et même si je me suis rêvée en petite Parisienne avec mon café en terrasse et un livre de Simone de Beauvoir, je sais que je ne serai jamais cette personne-là !

Dans le livre, tu mets en scène des dialogues entre ton toi adulte et ton toi enfant et adolescent. Pourquoi avoir voulu dresser ce pont avec celle que tu es aujourd’hui ?

Dans mon premier livre, je faisais appel à la petite fille que j’étais et je trouvais cela très facile de voir les choses avec le regard d’une enfant. Je n’arrivais pas à abandonner l’idée pour le deuxième tome. Utiliser ces personnages était comme une évidence. J’ai beau avoir 36 ans, je suis la somme de tout ce que j’ai été et j’ai l’impression d’être toujours en dialogue avec cette enfant de six ans. D’ailleurs cela rejoint mon travail puisque je fais beaucoup d’illustration jeunesse !


De ce dialogue naît une réflexion sur la manière dont la société a changé entre notre adolescence dans les années 90/2000 et aujourd’hui. Ces conversations portent notamment sur ton éveil à des sujets comme l’écologie. Pourquoi avoir voulu insister sur cette évolution, dont tu parles avec beaucoup d’humour ?

Je n’étais pas non plus inconsciente quand j’étais petite, sûrement parce que j’ai eu une éducation à la chinoise, proche de la nature. Mon père dessinait beaucoup de paysages et j’étais très attachée aux animaux, au végétal, donc j’étais plutôt proche des enjeux écologiques. Mais en parallèle, je viens de Hong Kong, une ville très consumériste où les gens achètent beaucoup de choses. La ville est en développement et il y a un désir de faire comme les Occidentaux, de se prouver que l’on est riche en achetant beaucoup. Petite fille, j’adorais tous les jouets et gadgets. Mes valeurs ont tellement changé que c’en est presque violent, je suis passée d’une personnalité à l’autre en me demandant ce qu’il restait de celle que j’étais. Aujourd’hui, plutôt que de me dire que je suis une autre personne, je préfère me voir comme un mélange des deux, avec mes contradictions.


Tu racontes aussi des épisodes violents de ton histoire, notamment des rendez-vous à la préfecture pour faire vos papiers…

À chaque fois que j’ai eu des moments de travail difficiles sur la BD, j’ai pensé à cette scène qui m’a vraiment donné envie de faire le livre. J’ai très mal vécu cet épisode à la préfecture. Il faut s’imaginer que quand nous sommes arrivés en France, nous avions très envie de bien faire, nous avions ce côté « bons élèves ». Et c’était très violent à chaque fois de nous rendre compte que le premier pas pour devenir français, c’est-à-dire d’avoir nos papiers, c’était déjà le bout du monde. Je trouve cela très violent de se rendre compte que la devise « liberté, égalité, fraternité » est fausse. Les politiques et les médias nous vendent ce rêve de la France comme pays d’accueil et quand tu arrives sur place pour faire tes papiers, tu es traitée comme du bétail. Je ne me suis jamais sentie aussi mal qu’à la préfecture, ce qui n’est ni normal, ni sain, cela crée de la colère et de la frustration. Ce n’est pas pour rien qu’en banlieue il y a plein de violence, on y voit vraiment toutes les inégalités. Je suis quelqu’un de très calme et pacifique, mais subir de la violence policière simplement parce que j’essaie de faire mes papiers me révolte. Ce n’est pas normal de subir tout ça.

Les saveurs du béton, Kei Lam (édition Steinkis)

Tu as interrogé tes parents à ce sujet pour préparer ta BD ?

Non, parce que je pense qu’ils ne le vivent pas de la même manière. Cette génération avait besoin de s’effacer, de s’intégrer et donc de se taire. Moi je parle français, je sais me défendre. La France est mon pays, j’ai le droit d’y vivre et de dire ce que j’en pense. Mon travail s’inscrit dans ce mouvement des Asiatiques qui n’ont pas envie de se laisser faire, qui est porté par des personnes comme Grace Ly. La France est un pays très riche, diversifié. Quand on nous donne la parole, nous avons des histoires à raconter, des expériences à partager. Je vois la BD comme un espace libre pour libérer cette parole-là.

Tu envisages un troisième tome ?

Oui, j’ai plein d’idées mais il est trop tôt pour en parler ! J’ai plein de projets et de formes très différentes en tête. Je verrai ce qui se concrétisera !

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