À la rencontre de Fania Noël

Crédit photo : Georges Harry Rouzier

À la rencontre de Fania Noël.

Nous connaissons bien le travail de Fania Noël puisqu’elle nous avait fait l’honneur de signer un brillant article dans notre magazine consacré à la famille. Militante afroféministe depuis le début des années 2010, membre de l’association Mwasi et cofondatrice d’AssiégéEs, l’autrice a sorti le 2 mars chez Cambourakis Et maintenant le pouvoir. Un essai qui témoigne de ses années de militantisme à travers des textes sourcés et surtout profondément stimulants intellectuellement qui reviennent avec une grande précision sur l’intersectionnalité, la misogynoir, le fléau du néolibéralisme... En ces temps de désespoir politique et de découragement, Et maintenant le pouvoir représente un horizon radical qui bouscule et donne envie de reconstruire un nouveau monde. Rencontre avec Fania Noël, qui travaille désormais aux États-Unis sur son PhD (doctorat)

Et maintenant le pouvoir reprend certains de tes écrits de ces dix dernières années de militantisme afroféministe. Comment l’as-tu imaginé ?

J’ai pensé repartir de zéro pour ce livre, mais cela aurait été malhonnête. Je ne voulais pas faire de la reformulation de choses déjà dites et écrites autre part. J’ai donc repris ce que j’avais écrit ailleurs et je l’ai étendu et expliqué plus précisément, j’ai articulé mes anciens textes avec de nouvelles idées. 

J’ai commencé ce livre pendant le confinement et il était très important pour moi de le faire à ce moment-là, parce que je venais d’apprendre que j’avais été acceptée en PhD en sociologie à New York. Je voulais donc que ce livre traduise mes années de militantisme et toute la théorie et l’idéologie produites quand j’étais militante. Je ne voulais pas qu’il soit lié au fait que je suis maintenant une universitaire, parce que je ne connais que trop bien les rapports d’exploitation, d’extraction, de domination très conflictuelle que les milieux militants et les militants marginalisés entretiennent avec les milieux universitaires. Ces derniers prennent des concepts qui sont créés dans les luttes, pour lesquels les gens ont parfois risqué leur vie, et bâtissent leurs carrières dessus. J’ai bien connu cela dans mon activité de militante, qui a été marquée par de nombreuses polémiques : j’ai vu que nous prenions des coups dans les médias tandis que la rétribution symbolique allait à des gens dans les universités. 

Ce livre est un livre de production idéologique, théorique, écrit d’une position de militante et pas d’universitaire. C’est une preuve de la manière dont la théorie naît quand on est dans les luttes et pas seulement dans la carcéralisation universitaire.


Le livre s’ouvre sur la question du pouvoir, tu dis que « l’ambition du pouvoir est inattendue » lorsque l’on parle des femmes noires. Peux-tu m’expliquer pourquoi et comment tu as choisi le titre Et maintenant le pouvoir ?

Il est attendu des femmes noires que nous soyons dans le témoignage. Nous sommes les petits témoins du récit de soi. Il est aussi attendu de nous que nous demandions l’inclusion, la compréhension. Or le but d’un mouvement radical révolutionnaire, ce n’est pas d’augmenter le taux d’acceptation et d’inclusivité, mais bien de poursuivre la radicalisation de la conscience politique. Quand je parle de pouvoir, je parle de pouvoir collectif.

Le mouvement afroféministe a d’abord mené une bataille sémantique. Maintenant, tout le monde sait ce qu’est l’afroféminisme. Ensuite, il a fallu faire le corpus idéologique, se définir. Après, il restait à poser les délimitations et les nuances du mouvement. Dans l’afroféminisme, il y a un courant libéral, un courant révolutionnaire… On voit désormais les tensions et les antagonismes entre les différentes personnes et groupes qui se réclament de l’afroféminisme. Maintenant, il reste encore à penser à la manière dont on réinvente le pouvoir. Et je ne parle pas d’actions comme soutenir Christiane Taubira, je ne pense pas au pouvoir électoral, comme il est entendu dans la démocratie néolibérale élective. Je pense à la manière dont nous pouvons penser la collectivisation des moyens de production, comment créer un rapport de force dans le social et comment, collectivement, on change la nature même du pouvoir. C’est-à-dire qu’on ne le pense pas comme quelque chose qui est fait pour écraser, mais plutôt comme quelque chose de tourné vers la distribution du bien-être, des ressources, du partage avec les autres vivants qui habitent cette planète. Ce livre est vraiment à destination des mouvements politiques : il n’est pas pensé comme un outil de développement personnel ou de « déconstruction », chose à laquelle je ne crois pas beaucoup.

Si le livre peut aider à la radicalisation de la conscience politique, ce serait génial. Mais le but est vraiment que cette radicalisation de la conscience politique pousse les individus à vouloir se mettre collectivement en mouvement. Que ce soit des femmes noires ou des minorités de genre noires qui veulent être dans des organisations afroféministes ; des femmes noires ou minorités de genre noires qui ne peuvent pas avoir d’organisations afroféministes parce qu’elles habitent dans un lieu reculé en France mais qui veulent retrouver ces idées dans de grandes organisations ; ou des gens qui ne sont pas noirs mais qui veulent intégrer des organisations syndicales de lutte féministe radicale et qui veulent se poser des questions sur la mise en mouvement. L’idée c’est de réfléchir à la manière dont on prend le pouvoir et on le partage collectivement avec les gens qui veulent changer le système.

Et maintenant le pouvoir, Fania Noël (édition Cambourakis)

Lorsque l’on cherche ton nom sur les moteurs de recherche, on retombe sur des articles très violents de médias comme Libération qui avaient un traitement très dur des mouvements afroféministes. As-tu l’impression que les lignes ont bougé ?

Elles ont muté et le backlash est différent. Certains backlash n’en valent pas la peine, donc on est dans des modes un peu plus subtils que le portrait à charge de Libé (publié en 2016, ndlr) ou Anne Hidalgo qui veut interdire le festival Nyansapo. On va être plutôt sur de l’effacement, un réductionnisme. Beaucoup de gens font ainsi mine de ne pas comprendre qu’il y a différents mouvements afroféministes, que nous ne sommes pas toutes sur la même ligne. Pourtant les gens n’ont pas de mal à voir la différence entre Osez le féminisme et Nous Toutes ! Mais nous, nous sommes vues comme un bloc.

Tu repolitises notamment dans le livre des concepts comme l’intersectionnalité. C’est capital pour toi de revenir aux sources de ces idées ?
 

Je sais que ma contribution ne va pas changer ce mouvement de dépolitisation. Mais oui je voulais faire un point dans le livre pour dire que les concepts ont une généalogie. Ce n’est pas propre à l’afroféminisme, il suffit de voir ce que le Parti socialiste a fait du mot « socialiste » : il l’a dépolitisé. 

Lorsque des groupes créent des concepts pour leur libération, le néolibéralisme, au lieu de les attaquer ou de créer des contre-concepts, se met à les récupérer, à les transformer, à les réinjecter. Les personnes qui s’autocongratulent et se définissent comme étant dans le changement social, il ne faut pas qu’ils prennent les concepts après leur transformation sémantique et épistémologique, mais qu’ils fassent le travail de comprendre comment on en est arrivés là. Ce n’est par exemple pas intéressant de dire : « le wokisme n’existe pas ». La conversation intéressante c’est de savoir comment un mot positif, qui ne faisait pas de mal, qui était utilisé par les jeunes dans le mouvement des droits civiques, comment ce mot a traversé la frontière pour définir tout et n’importe quoi. Ce mot n’est pas juste utilisé par la droite et les réactionnaires, mais aussi par les marxistes et les décoloniaux qui, quand ils veulent critiquer quelqu’un, disent « oh c’est les woke de Twitter ». Qu’est-ce que cela veut dire que le terme utilisé soit celui qui a été créé par la marginalité pour dire son désaccord ?

Crédit photo : Georges Harry Rouzier

Les questions de classe traversent vraiment tout l’essai, tu parles notamment dans un chapitre des transfuges de classe. Est-ce que cette réflexion sur la classe a vraiment été à la base de ton afroféminisme ?

Il y a des gens qui viennent de familles qui sont dans les classes populaires parce qu’ils sont en France. Mais moi, même si ma famille était restée en Haïti, elle aurait été pauvre. Pauvres en Haïti, pauvres en France : il n’y a pas de déclassement. 

La question de la classe est fondamentale chez les Noirs de France, parce qu’être noir en France est vraiment lié avec le statut de classe populaire, avec la question d’où on a grandi, des métiers que l’on faisait… On nous fait croire que la solution serait d’intégrer le capitalisme, de traverser le plafond de verre. Mais le but final n’est pas la diversification de la petite bourgeoisie ou de la classe moyenne supérieure. Évidemment, on peut répondre aux besoins immédiats pour que de plus en plus de gens aient de quoi subvenir à leurs besoins, avoir du confort, se payer des loisirs… Il faut rejoindre les syndicats, défendre le droit du travail, défendre que les revenus aillent au travail et non au capital. Mais le but final d’une lutte révolutionnaire est d’abolir la société en place et de collectiviser les moyens de production pour arriver à une nouvelle réalité : que ton positionnement et ton travail ne définissent plus tes possibilités de vie, d’accès au bonheur, de confort, d’accès à la santé… Le problème, c’est le cadre. Bien sûr, quand les gens font la grève pour un SMIC à 1500 ou 2000 euros, il faut se mobiliser. Mais la lutte finale, c’est d’obtenir le salaire à vie, le revenu universel, de saisir les moyens de production. Il ne faut pas tomber dans le piège néolibéral qui dit que l’on doit se réjouir d’une première ministre noire, d’une députée noire, d’une juge noire… Qu’est-ce qui arrive aux classes populaires noires qui ne vont jamais atteindre le plafond de verre ?


Tu ouvres le livre sur l’importance de l’utopie. C’est un horizon politique pour toi ?

Si on ne pense pas à l’utopie, que va-t-on faire ? Se dire que l’on va juste essayer de faire moins pire ? On voit ce que ça a donné de penser comme cela : cinq ans de Parti Socialiste, cinq ans de Macron (cette interview a été menée en mars, ndlr). Je préfère poser des questions, me dire qu’il est possible de vivre sans police, sans prison, que le travail n’est pas une obligation, que l’on peut reconstruire la notion de famille… Comme je le dis dans le livre, l’utopie c’est le jour après la fin du monde. Il faut y être préparé pour éviter les rebours contre-révolutionnaires. Il faut penser à des choses qui ne sont pas nécessairement agréables : la nécessité de la violence, de l’auto-défense, les conditions de pouvoir, les conditions de l’organisation… Il va falloir mettre fin à ce monde, pas dans le sens de Don’t Look Up avec une météorite ou une guerre nucléaire (rires), mais mettre fin à la logique de domination. Mettre fin à ce monde pour en construire un autre.