À la rencontre de Carmen Maria Machado

Crédit photo : Tom Storm Photography

Crédit photo : Tom Storm Photography

À la rencontre de Carmen Maria Machado. Entretien mené par Pauline Le Gall.

Il y a des romans et des histoires qui, bien après la lecture, continuent d’habiter des étagères mentales, et vers lesquels le ou la lecteur·trice revient inlassablement. Les mots de Carmen Maria Machado sont de ceux-là : une fois lus, ils ne vous quittent jamais. Après avoir signé un premier recueil de nouvelles remarquable (Son corps et autres célébrations, paru aux éditions de l’Olivier, traduit par Hélène Papot) et d’une inventivité folle, elle revient avec un récit de non-fiction sur les violences au sein d’un couple lesbien.

Magistralement traduit par Hélène Cohen, il semble presque injuste de lui accoler le terme de “non-fiction” tant Dans la maison rêvée travaille le tissu même de nos imaginaires. Elle décortique une relation violente en explorant, justement, les différents genres littéraires et leurs lieux communs. Si les violences dans les couples LGBT ont si souvent été tues, alors comment les raconter ? Comment trouver les mots ? Comment ne pas les livrer en pâture à celleux qui les regardent de l’extérieur ? En racontant chaque étape de son cheminement, Carmen Maria Machado répond à toutes ces questions. Et à bien d’autres encore. Rencontre avec l’une des autrices américaines les plus douées de sa génération.


Au moment de la promotion du livre aux États-Unis, vous disiez qu’il était particulièrement difficile d’en parler. Est-ce moins douloureux aujourd’hui, au fil des traductions ?

Ce n’est plus facile aujourd’hui. Je trouve même que c’est devenu de plus en plus difficile de parler de ce livre ; j’imagine qu’à un moment cela deviendra même impossible.

Au début de Dans la maison rêvée, vous écrivez : “Si vous avez besoin de ce livre, il est pour vous”. Tout le livre retrace ce besoin de raconter des histoires trop longtemps tues, d’archiver les vécus… Comment avez-vous décidé de briser à votre tour le silence autour des violences domestiques dans les couples lesbiens ?

Je crois beaucoup au fait qu’il faut écrire les livres que l’on a envie de lire. Si vous avez besoin de lire un livre qui n’existe pas, vous n’êtes probablement pas la seule. Cela me semblait impensable qu’il n’existe pas de récit autobiographique autour des violences domestiques dans les couples queer. Je savais, je crois, qu’il fallait que je l’écrive. Mais j’avais aussi tout simplement besoin de le sortir de ma tête et de mon corps.

Chaque fragment explore un genre littéraire différent. Qu’est-ce que cela a permis, en termes de narration ? Pourquoi avoir voulu raconter cette histoire par ce biais ?

L’aspect le plus difficile dans l’écriture de ce livre a été de raconter et d’assembler les morceaux d’une histoire plus large que la mienne. Il m’a fallu parler de l’idéalisme qui entoure les relations queer, de la capacité des femmes à être violentes, des relations queer et de la manière dont elles peuvent se détériorer. Comme je ne pouvais pas puiser dans un corpus de recherches universitaires, il fallait que je puisse accéder à ces histoires d’une autre manière. Par exemple en cherchant des textes qui abordaient l’un de ces éléments explicitement ou implicitement.

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Vous avez expliqué pendant la promotion du livre outre-Atlantique qu’il était difficile d’écrire sur la santé mentale des personnes LGBTQI+ précisément parce que les auteurs·trice·s non concerné·e·s avaient si souvent stigmatisé la santé mentale dans leurs descriptions de ces communautés. Comment avez-vous travaillé cette question ?

L’important pour moi était d’écrire le livre que j’avais besoin d’écrire tout en gardant en tête en permanence les stéréotypes qui ont entouré les vécus des personnes queer par le passé — et notamment leurs intersections avec la santé mentale.

Vous utilisez le “tu” pour parler de votre passé et le “je” pour parler du présent. Pourquoi avoir mis cette distance ?

J’ai trouvé que ce procédé narratif m’aidait beaucoup. Il m’a permis de faire exister celle que j’étais et de la faire devenir un “tu” — une jeune femme qui faisait beaucoup d’erreurs et pour laquelle je pouvais ressentir une forme de tendresse.

Tout le livre est centré sur cette maison rêvée, qui fait penser tour à tour à la maison des contes de fées et à la maison inquiétante des récits d’horreur. Comment avez-vous travaillé cette ambivalence ?

L’idée des “maisons” et du “foyer” s’est avérée être une vraie mine d’or qui m’a permis d’explorer plein d’idées, de genres associés… Des maisons hantées ! Du gothique ! La vie domestique ! Le genre ! La violence ! La maison comme un lieu sûr, la maison comme un espace d’entre-deux. Et évidemment, il fallait que je fasse le lien avec l’horreur comme genre littéraire : ce dernier est tellement lié avec l’atteinte à cet espace de sécurité qu’est la maison.

Dans la maison rêvée, Carmen Maria Machado (Christian Bourgois éditeur)

Dans la maison rêvée, Carmen Maria Machado (Christian Bourgois éditeur)

Dans le livre, vous faites beaucoup de références dans les notes de bas de page à un catalogue de motifs liés aux contes américains (Motifs-Index of Folk-Literature)... Pourquoi s’y être tant référée ?

Tout comme l’horreur, les contes de fées, les contes populaires et les légendes urbaines disent beaucoup de nos peurs et de l’anxiété, de l’espoir et des perspectives qui animent la société. J’aimais l’idée d’utiliser ce catalogue très complet pour catégoriser les événements du livre et créer un continuum entre cette forme ancienne de narration et mon propre projet. Cela crée une sorte de lignée.

Le sujet du livre est bien évidemment très douloureux, pourtant au cœur du texte réside aussi un jeu avec les lecteur·trice·s, notamment dans le fragment du “livre dont vous êtes le héros”. Comment intégrez-vous ces éléments à rebours du sujet du récit ?

Même les récits les plus sérieux ont besoin d’un peu de légèreté, personne ne peut lire 200 pages de pure tristesse. Je m’intéresse beaucoup au genre, à la forme, aux manières dont les idées/formes/etc. peuvent donner du sens et de nouvelles dimensions à des histoires humaines, et aussi servir à subvertir les attentes des lecteurs·trice·s. J’utilise ces outils à ma disposition.

Après cette œuvre de non-fiction, avez-vous l’intention de revenir à la fiction ?

C’est l’idée, oui ! La fiction me manque énormément, j’ai très hâte d’y revenir.

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3 recommendations de Carmen :

  1. La maison hantée de Shirley Jackson, éditions Rivages/Noir (traduit de l’anglais par Dominique Mols)

  2. Tristes revanches de Yoko Ogawa, éditions Actes Sud (traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle)

  3. What It Means When a Man Falls from the Sky de Lesley Nneka Arimah, éditions Tinder Press

"Ces trois projets très différents (un récit du milieu du siècle sur une maison hantée, un recueil de nouvelles, une collection étrange d’histoires horrifiques) montrent la profondeur stylistique et formelle et l’ampleur de la prose non-réaliste des femmes."