Recommandations des auteurices de l'ouvrage collectif Écrire à l'encre violette

Qu'est-ce que vous allez emmener en vacances cet été ? Pour faire honneur au marronnier préféré de la presse généraliste et culturelle (« Les livres à mettre dans sa valise »), nous vous avons concocté une sélection spéciale littérature lesbienne avec les auteurices du formidable ouvrage collectif Écrire à l'encre violette (paru aux éditions du Cavalier Bleu) Aurore Turbiau, Alex Lachkar, Camille Islert, Manon Berthier et Alexandre Antolin. Iels ont accepté de choisir une œuvre à vous recommander basée sur leur champ de spécialité et la période qu’iels étudient, et nous vous recommandons à notre tour de vous procurer leur ouvrage et de le dévorer sur la plage (ou chez vous, en slip devant le ventilateur).

Ouvrage de vulgarisation exigeant et passionnant, Écrire à l'encre violette revient sur l’émergence et l’évolution des littératures lesbiennes, si souvent invisibilisées. On y traverse l'histoire à travers sept grandes périodes et thématiques. Ne craignez pas, si vous n'êtes pas doctorant·e en littérature, de vous y perdre : les auteurices reviennent avec beaucoup de pédagogie sur les contextes historiques de chaque période, résument les œuvres avec précision et justesse et nous racontent avec un style captivant la vie de ces autrices qui ont souvent fait face à la censure et la lesbophobie. On y croise des figures connues, comme Monique Wittig ou Violette Leduc, des autrices ultra-contemporaines comme Fatima Daas, mais aussi de nombreuses références et noms que l'on note frénétiquement dans un petit carnet pour faire grossir nos piles à lire. Le contexte de production des œuvres (et notamment les nombreuses censures) n'est jamais oublié, il est sans cesse analysé, et le livre ouvre de nombreuses pistes de réflexion pour l'avenir. Comme l'écrit Alex Lachkar, « les discriminations dans le monde de l'édition ne sont pas nouvelles (...) : au XXIe siècle, il est largement temps qu'elles disparaissent pour de bon ».


L'essence de ce livre enthousiasmant est parfaitement résumé par Suzette Robichon, qui dans la préface explique que « lire est un voyage sans fin ». Loin de limiter ou de vouloir trop encadrer ce que sont les littératures lesbiennes, Écrire à l’encre violette ouvre sans cesse nos horizons.

Merci à Aurore Turbiau, Alex Lachkar, Camille Islert, Manon Berthier et Alexandre Antolin d'avoir accepté de nous livrer leurs recommandations, bonne(s) lecture(s) à vous et bel été !

Recommandé par Camille Islert, période 1900-1915 :

Lucie Delarue-Mardrus, Nos secrètes amours, ErosOnyx, 2008

Difficile de ne choisir qu’une œuvre. Évidemment, j’aurais envie de parler de Renée Vivien, parce que c’est une figure essentielle et que son œuvre m’apparaît à la fois indispensable à connaître pour l’histoire de la littérature lesbienne et pour l’histoire de la littérature en général. Mais cette newsletter est aussi l’occasion de mettre en avant une autrice moins connue, et j’aimerais parler de la poésie de Lucie Delarue-Mardrus. Juste après avoir évité de peu d’être mariée à rien d’autre que Philippe Pétain, Lucie Delarue-Mardrus a une courte histoire avec Natalie Clifford Barney, pour laquelle elle écrit un recueil érotique confidentiel entre 1902 et 1905, qui n’est publié que dans les années 50 à l’initiative de Barney, avec certaines retouches. Ce recueil a été republié par les éditions ErosOnyx en 2008. C’est une œuvre de jeunesse, dans laquelle s’écrit une histoire d’amour de bout en bout, avec sa passion, avec ses travers, et avec sa fin que l’on retrouve dans le poème magnifique Fin : « Mon amour s’était pris au fil de tes cheveux / Mais ta proie est perdue et plus rien ne t’en reste / Qu’une âme sans élan dans une chair sans geste / L’amour est mort… Demeure… ou va-t-en si tu veux. »
Parce que ces écrits étaient confidentiels, l’érotisme s’y déploie sans inhibition, sans crainte de censure ou d’éreintement critique, et sans dissimulation : on y lit la beauté de la rencontre des corps, un trouble du genre et des rôles, une sexualité centrée sur de nouveaux motifs qu’on ne lit presque nulle part ailleurs. Lucie Delarue-Mardrus a écrit une œuvre très prolifique de 1901 à sa mort en 1945, et pourtant très mal connue aujourd’hui, alors qu’elle était à l’époque très célèbre dans le Paris littéraire. Elle a aussi inspiré, entre autres, un poème assez peu tendre à Renée Vivien à l’occasion de son mariage avec Joseph-Charles Mardrus, Je pleure sur toi.

Recommandé par Camille Islert, période 1915-1940 :

Mireille Havet, Journal 1918-1919 - « Le monde entier vous tire par le milieu du ventre », Claire Paulhan, 2011

Mireille Havet a publié ses premiers poèmes en 1914, alors qu’elle n’avait que 15 ans, aidée par Apollinaire qui l’appelait “la petite poyétesse”. En 1923, elle fait paraître Carnaval, un roman racontant, sous la couverture d’une aventure hétérosexuelle, son histoire d’amour avec Madeleine de Limur. Elle meurt en 1933 et lègue ses écrits à Ludmila Savistky. Ce n’est qu’en 1995 que Dominique Tiry, la petite fille de cette dernière, les exhume : on découvre alors un très long journal intime, écrit entre 1913 et 1929, que les éditions Claire Paulhan ont publié depuis dans de très beaux livres.
On compare parfois Mireille Havet à Radiguet, à René Crevel ou à d’autres écrivains de cette génération fauchée par la guerre, à la plume violente, acerbe et passionnée. Sauf que Mireille Havet est une femme, lesbienne : des fresques sociales et littéraires de l’après-guerre, depuis ce point de vue, on n’en compte pas beaucoup. Je crois que son journal échappe aux comparaisons : il est à la fois terriblement drôle et tragique, on y plonge tête la première et on n’en ressort pas, ou pas tout à fait pareil. J’ai du mal à parler de Mireille Havet, parce que c’est une écriture qui me touche profondément, et qu’on parle mal des choses qui nous touchent trop. Le volume de 1918, celui de ses 20 ans, est particulièrement fort : c’est le Paris de juste après l’armistice, dans la fin d’un monde et le début d’un autre, et c’est l’entrée de Mireille Havet à la fois dans le lesbianisme et dans le Tout-Paris, depuis une situation qui est par ailleurs celle d’une femme pauvre, jeune et livrée à elle-même. Son œil est celui d’une déplacée, qui tantôt regarde le monde avec distance ironique et désillusion, tantôt s’y jette avec une intensité incroyable.

Recommandé par Alexandre Antolin, période 1943-1969 :

Juliette Cazal, Le Chemin des écolières, Flammarion, 1957

Juliette Cazal, à cause de la censure du Chemin des écolières, publié en 1957 chez Flammarion, aurait pu tomber dans l’oubli. On ne possède presqu’aucune information sur l’autrice. C’est d’autant plus frustrant qu’elle affirme : « La correspondance d’un auteur est indispensable pour le bien connaître, de même que les lettres qu’on lui adresse. Cela permet de situer son caractère et son décor social ». Paradoxalement, ce qui sauve Cazal est la censure. Inscrit sur les listes d’arrêtés de la loi du 14 juillet 1949, son livre est le second ouvrage d’une grande maison d’édition à être interdit.
Le temps des vacances, quatre étudiant·es décident de s’amuser ensemble : Muriel, la narratrice, Marc, son frère, Wolfgang, le correspondant allemand de Marc, et Thérèse, une amie de Muriel. Le quatuor est fusionnel au départ, mêlant amitié et amour, avec des jeux de séduction. Puis, Marc et Muriel désirent toustes deux Thérèse. Si c’est d’abord du côté de l’hétérosexualité que Thérèse découvre la sexualité, c’est finalement avec Muriel qu’elle découvre l’amour. Écrivant sous la forme d’un journal intime, Muriel, même si elle ne s’est « jamais sentie lesbienne », semble annoncer les prémices d’un lesbianisme politique. Lesbianisme qui devient un élément de perturbation de la société patriarcale : « soupçons sur l’intimité de nos corps. Leur peur ». Le projet est embryonnaire, mais il annonce Wittig, d’autant plus qu’une discussion autour de la fleur d’opopanax apparaît dans le roman. Peut-être que, le temps d’un été, Monique Wittig compagnonna avec Le Chemin des écolières ?

Recommandé par Manon Berthier, période 1924-2022, littératures de l'imaginaire

Sabrina Calvo, Toxoplasma, La Volte, 2017 ; réed. Gallimard (FolioSF), 2020

« Après la Révolution, l’île de Montréal est assiégée — ses ponts bloqués par l’armée fédérale. Partout dans les rues se déchirent les partisans de l’ancien monde libéral et ceux qui aspirent à une société anarchiste, transformant le paysage urbain en un champ de ruines festif où survivent des communautés humaines en pleine recomposition. » Au milieu de ce chaos, les points de vue de trois personnages féminins s’entrecroisent sur fond de thriller aux accents cyberpunk, hommage aux nanars d’horreur des années 1970-1980, et réflexions mi-tendres mi-grinçantes sur les contre-cultures militantes et les expérimentations politiques qui y sont liées. Le lesbianisme de Nikki, Kim et Mei est une évidence, et même une conséquence logique du projet littéraire et politique de Sabrina Calvo, qui a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire 2018 pour ce roman.
Elle explique avoir cherché à créer des personnages indépendants du regard masculin, des normes du genre et de celles de la narration ; elle voulait attirer l’attention sur les modes de vie alternatifs (et les trajectoires narratives !) qu’elle a tenté de modéliser et qui, « comme par hasard », sont pratiqués et mis à l’épreuve par des lesbiennes. Toxoplasma interroge la notion de frontière : dedans et dehors, réel et virtuel, soi et autre, fluide et ridigité des cases – et l’on peut renvoyer à la très belle lecture qu'en propose Eva D. Serves.

Recommandé par Aurore Turbiau, période 1969-2000

Mara (Maryvonne Lapouge-Pettorelli), Journal ordinaire, Paris, Flammarion, 1984 / Hélène de Monferrand, Les Amies d’Héloïse et la suite, Paris, de Fallois, 1990

Je voudrais rendre hommage dans cette newsletter à deux autrices décédées cette année dans un relatif silence, Maryvonne Lapouge-Pettorelli et Hélène de Monferrand.
Maryvonne Lapouge-Pettorelli est particulièrement mal connue et son œuvre mérite mille fois d’être lue et rééditée. Traductrice féministe (elle a travaillé de près avec Michèle Causse, qui fut aussi son amante), elle est l’autrice de deux journaux parus au début des années 1980. Peu de lectures sont aussi bouleversantes que celle du Journal ordinaire, au moins si on aime la littérature lesbienne tendance poésie, angoisses existentielles et hyper théorisation. Le lesbianisme est pour elle une « décision » et une renaissance. « Les métaphores se dissolvent au profit de l’être qui en moi lentement, sûrement, s’ébroue, commence à se faire exister », explique-t-elle de son rapport à l’écriture lesbienne. « Le miracle : que cette révolution, intime révolution, me soit rendue possible parce qu’une femme m'a regardée. » Et toujours, pour elle, « écrire c’est se survenir » : un rapport de survivance à soi et aux amantes, une épiphanie qui rend plus réel le réel en même temps qu’il le creuse d’angoisse et l’oriente vers l’utopie : « Je ne cesse de trembler dans l’appréhension de cette épiphanie : il ne reste aucune trace — réel dissous, et les mots où que je m'éprouve m'ont fondu les os, la chair. [...] Le réel commence là où mes lèvres rencontrent les lèvres, toutes les lèvres, d’une femme. »
Hélène de Monferrand est quant à elle l’autrice de romans cultissimes des années 1990, plus faciles à se procurer actuellement que ceux de Maryvonne Lapouge-Pettorelli : vous l’aimerez si vous appréciez l’écriture dialoguée, les textes à clés saturés de plaisanteries et de références archi-lesbiennes, les drames amoureux… et si vous êtes prêt·es à vous glisser dans la peau d’aristocrates de droite très fières d’avoir fait hypokhâgne ou des études de pharmacie dans les meilleurs établissements parisiens. Hélène de Monferrand, c’est le règne des règles de bonne conduite version lesbiennes pincées et coucheries intergénérationnelles (au cours des années 1990-2000, elle n’est pas la seule à vanter les mérites de cet état d’esprit). On grince – beaucoup – des dents, on rit aussi. Son grand mérite : avoir promu l’histoire de la littérature lesbienne dans ses propres romans, parsemant les dialogues de références à Natalie Barney, Colette, Gabrielle Reval, Jeanne Galzy et quelques autres – c’est rare.

Recommandé par Alex Lachkar, période 21e siècle

Al Baylac, Colza, blast, 2022.

Colza est un texte bref et percutant. L’itinéraire d’une jeune lesbienne, puis gouine, butch, queer, genderfucker. Colza nous raconte ses rencontres et sa vie avec ses amantes et ses compagnes, ses interrogations sur son corps, son genre, son rapport à la sexualité et à la façon dont cette dernière est profondément viciée par un imaginaire hétéropatriarcal.
Dans Colza, les majuscules sont abolies, tout comme toute forme classique de littérature. Ce n’est pas un roman, ni un essai, ni un recueil de poèmes. L’hybridité du texte est à l’image de son contenu : compact, dense, aux contours et aux limites flous. On en ressort un peu hagard et le cerveau retourné, en voulant retourner à la première page dès la dernière achevée.
Al Baylac cite aussi bien Monique Wittig et Violette Leduc que Beyoncé, Bronski Beat et Alicia Keys. Ces références joyeusement mêlées illustrent les drôles de liens que nous établissons, au sein des communautés lesbiennes et queers, entre les icônes d’hier et celles d’aujourd’hui.
Colza est un roman qui prendra aux tripes les lesbiennes, les gouines, et dont les butches et autres genderfuckers seront peut-être celleux qui auront le plus de mal à s’en remettre.