Le colorisme, le racisme et la construction de soi selon Brit Bennett

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Après un premier roman brillant (Le cœur battant de nos mères, paru aux éditions Autrement), Brit Bennett revient à la rentrée avec une nouvelle œuvre encore plus profonde et forte. Dans L’autre moitié de soi (paru aux éditions Autrement, traduction de Karine Lalechère), elle raconte l’histoire de deux sœurs, Stella et Desiree, et de la manière dont elles vont chacune se construire à distance. L’une va profiter de son white passing* pour entamer son ascension sociale, tandis que l’autre va rester vivre dans la petite ville de Mallard. Brit Bennett esquisse une histoire complexe de l’Amérique en évoquant le colorisme, le racisme et la construction de soi. Avec, comme toujours, ce talent pour creuser ses personnages en profondeur.

Brit Bennett a accepté de prendre un peu de son temps pour nous parler de son roman, d’une Amérique en pleine pandémie et de racial passing*.


* Nous avons choisi de ne pas traduire les termes de racial passing et de white passing, qui n’ont pas vraiment d’équivalent en français. Il s’agit d’un phénomène « qui se produit lorsqu'une personne classée comme membre d'un groupe racial se fait passer et est acceptée en tant que membre d'un autre groupe racial. » [Wikipedia]

Entretien mené par Pauline Le Gall.

Votre précédent roman, Le cœur battant de nos mères, est sorti au lendemain de l’élection de Donald Trump. Celui-ci est sorti outre-Atlantique en pleine pandémie, dans le contexte de la mort de George Floyd et des manifestations qui ont suivi. Comment avez-vous vécu cette période particulière ?

C’était très étrange. Quand j’ai compris que mon livre allait paraître en 2020, je me suis dit que c’était drôle de publier un autre roman avant les élections présidentielles. Et puis, en mars, le contexte a complètement changé. L’élection est passée au second plan par rapport à l’épidémie mondiale. Aux États-Unis, cette pandémie a très vite été liée à des enjeux de race, puisque le nombre de victimes était particulièrement important au sein des populations noires et latinos. Cette conscience accrue du racisme systémique qui a mené à ces décès dus au Covid-19 n’a fait que gagner en puissance après les manifestations qui ont suivi le meurtre de George Floyd. Je n’aurais jamais pensé que le livre sortirait aux États-Unis au cœur d’une période pendant laquelle les lecteurs·trices avaient le plus envie de lire des romans sur les questions raciales. Je m’imaginais simplement être en plein book tour dans les mois suivant les élections.


Le roman couvre deux périodes : les années 60 et les années 80. Pourquoi avoir choisi ces deux époques ? Que représentent-elles dans l’histoire américaine ?

La plupart des romans qui parlent du racial passing dans la littérature américaine se déroulent dans les années 1920 à 1940. J’avais envie de parler de ce sujet dans le contexte des changements radicaux qui ont entouré la question raciale aux États-Unis dans les années soixante et soixante-dix. Quand Stella décide de se faire passer pour une femme blanche pour la première fois, elle vit toujours dans une période où la ségrégation est légale. Puis, au cours du roman, le pays met fin à la ségrégation raciale. Je trouvais cela très intéressant de penser au racial passing dans une période où les lois sur la race et où la manière de la vivre changent radicalement.

Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce - Réflexions sur l'effondrement, Corinne Morel Darleux éditions Libertalia

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Vous explorez notamment le sujet du colorisme*. Comment avez-vous voulu explorer cette question ?

Je voulais réfléchir à la façon dont nous héritons de certaines idéologies insidieuses qui nous forcent à nous haïr et à haïr nos corps. Le roman se déroule dans une ville qui s’appelle Mallard, qui s’est construite autour du fait que ses habitants ont la peau claire et en sont fiers. Cette idée, selon laquelle avoir la peau claire est mieux que d’avoir la peau foncée, ne vient pas de nulle part. Elle vient de l’idéologie de la suprématie blanche, qui affirme que les personnes à la peau blanche sont supérieures. J’avais envie d’explorer ce que cela fait de grandir dans une ville qui baigne dans une idéologie aussi horrible. Qu’est-ce que cela fait d’être persuadé·e que l’on est supérieur·e ? Qu’est-ce que cela fait d’avoir la peau foncée et d’être exclu·e ?

*Pour une définition du colorisme, vous pouvez lire notre interview de Laura Nsafou qui explique très clairement cette notion.


Dans une précédente newsletter, nous avions interviewé l’autrice Laura Nsafou, qui nous a expliqué comment elle se débarrassait de l’héritage colonial pour décrire les peaux noires. Il me semble que vous explorez aussi cela dans votre roman. Comment avez-vous travaillé sur ce point ?

J’avais un professeur d’écriture qui critiquait cette tendance qui consiste à comparer la couleur de la peau des personnes racisées avec de la nourriture. On ne le fait jamais pour les peaux blanches. Cela dit, j’ai gardé en tête que j’écrivais sur un personnage, celui de Jude (qui est “dark-skin”, ndlr), qui a une vision très biaisée d’elle-même, puisqu’elle a grandi dans cette ville horrible. Donc je voulais aussi explorer ce thème : comment la ville la voit et comment elle se voit elle-même. Je voulais réfléchir à la façon dont elle se libère de cette idéologie dont elle a été victime en grandissant.

Votre roman se déroule dans plusieurs villes américaines. À chaque fois, les personnages sont traités différemment. Est-ce qu’il était important pour vous d’explorer les différentes facettes des États-Unis ?

Je pense que les Américains aiment prétendre que le racisme est un problème qui a été réglé il y a des dizaines d’années. Et que, s’il persiste, il n’existe que dans le sud du pays. Ces deux mythes sont réconfortants, ils permettent de penser que le racisme n’est plus un problème ou que s’il l’est, il est le problème de quelqu’un d’autre. C’est une manière d’échapper à la culpabilité ou à la notion de responsabilité. Personnellement, je sais que ces mythes sont faux. Voilà pourquoi j’ai voulu explorer des contextes différents. L’expérience que Stella fait de la blanchité n’est pas la même dans la Louisiane rurale et dans le Los Angeles bourgeois. Elle doit toujours s’adapter à des contextes particuliers et apprendre de nouveaux scénarios raciaux pour pouvoir être convaincante dans son rôle. Je trouvais que c’était une idée intéressante en terme d’écriture. Et en même temps, je ne voulais pas que la personne qui lit mon roman pousse un soupir de soulagement au moment où les personnages quittent la Louisiane, en se disant qu’ils ont laissé le racisme derrière eux. Le racisme vous suit partout où vous allez.


Comment avez-vous travaillé autour de la thématique du racial passing ?

J’ai lu des textes historiques sur le sujet, comme A Chosen Exile d’Allyson Hobbs et des romans : Passing de Nella Larsen, Demi-teinte de Danzy Senna (paru en français aux éditions Métailié, trad. Simone Manceau), Le mariage de Dorothy West (paru en français aux éditions Belfond, trad. Arlette Stroumza). J’ai aussi vu le film Imitation of Life de Douglas Sirk (1959) qui parle du passing. Je savais que je m’inscrivais dans une longue tradition littéraire mais je voulais aussi rendre cette thématique moderne. Que signifie le passing si l’on considère que les catégories comme le genre ou la race sont fluides et instables ?


Le roman inclut aussi l’histoire de Reese, un homme trans. Comment avez-vous inclus ce personnage au cœur de cette réflexion sur l’identité ?

Je voulais écrire une grande histoire d’amour pour Jude et j’ai été fascinée par l’idée qu’elle tombe amoureuse d’un personnage qui, comme elle, a fui la violence et le traumatisme. Ce qui me touchait dans cette relation, c’était la manière dont ces deux personnages, qui ont appris à avoir honte de leurs corps, vont apprendre à s’aimer. L’itinéraire de Reese contraste avec celui de Stella. Les changements physiques de Reese l’aident à affirmer qui il est. Stella ne change pas physiquement, mais à la fin du roman elle est devenue une toute autre personne, mentalement et émotionnellement. A travers ces deux itinéraires, j’explore la complexité de la transformation. Qu’est-ce que cela veut dire de changer ?


La manière dont vous réfléchissez à la race et aux classes sociales dans le roman est très politique et percutante…

Je pense que la race et la classe sont très liés. Même lorsque Stella se fait passer pour une femme blanche, elle se retrouve dans un monde de riches qui est très loin de tout ce qu’elle a jamais connu. Même si elle peut jouer le rôle d’une femme blanche d’une manière convaincante, elle a du mal à s’intégrer dans les hautes sphères de la société. Auprès de sa belle-mère, elle reste très « white trash ». C’est très risqué de changer de classe sociale.


Le roman va être adapté en série pour HBO. Comment avez-vous vécu cette annonce ?

J’ai hâte ! Les séries HBO sont d’excellentes qualité, surtout lorsqu’elles sont adaptées de romans. Je suis très enthousiaste à l’idée de travailler avec la chaîne. Cette histoire vit dans ma tête depuis quatre ans et je suis ravie de voir ce qu’iels vont lui apporter.

Mathilde1 Comment