Portraits de femmes "noires et libres", par Audrey Célestine

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Après Une famille française paru aux éditions Textuel, l’historienne et politiste Audrey Célestine publie Des vies de combat aux éditions de l’Iconoclaste. Un ouvrage passionnant et remarquablement bien écrit qui raconte la vie de femmes « noires et libres ». Elle raconte l’itinéraire de figures historiques connues ou méconnues, d’autrices, de militantes, d’athlètes, de chanteuses… Sans jamais tomber dans l’écueil des récits de femmes fortes et puissantes. Ses textes sont au contraire pleins de nuances et de subtilités, et laissent vraiment deviner chaque personnalité dans toute leur complexité. Nous lui avons posé quelques questions sur les autrices qui traversent cet ouvrage passionnant.

Entretien mené par Pauline Le Gall.

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce livre ?

Tout est parti de discussions avec Charlotte Rotman, qui est éditrice à l’Iconoclaste. Elle avait beaucoup aimé mon ouvrage précédent Une famille française, un livre entre sciences sociales et histoire personnelle dans lequel j’analysais l’histoire de ma famille. Cela rendait des thématiques sur lesquelles je travaillais à un niveau académique plus accessibles et ouvertes. L’Iconoclaste avait un projet de livre sur les femmes noires et elles voulaient qu’il soit écrit par une universitaire qui aime écrire d’une manière pas tout à fait académique !

J’étais très sensible au sujet et comme je travaille sur ces questions de racisme et de racialisation, je n’avais pas envie de faire une encyclopédie de femmes noires qui montre que « quand on veut on peut. » Ce n’est pas le propos. La racialisation c’est le fait d’écraser des gens à une dimension unique qui est l’identification raciale qui leur est faite. Je voyais l’écriture comme une manière de redonner de l’épaisseur à ces trajectoires qui étaient importantes pour moi. Je voulais redonner de la chair à des profils qui sont soit peu connus soit perçus de manière très unidimensionnelle.


Vous citez notamment beaucoup de journalistes et d’écrivaines. Pourquoi ce choix ?

Ce sont des affinités. Un grand nombre d’entre elles sont des femmes que je lis depuis très longtemps, sur lesquelles j’avais envie d’écrire. Je suis très sensible à l’écriture de manière générale, aux femmes qui ont utilisé leur plume pour s’exprimer. Et puis ce sont celles qui parviennent le plus facilement jusqu’à nous, notamment pour celles qui sont très loin dans le passé. Elles sont plus accessibles. Il n’y a par exemple qu’une femme scientifique, Katherine Johnson, que l’on connaît grâce à la médiation du cinéma. (c’est l’une des héroïnes des Figures de l’ombre de Theodore Melfi, sorti en 2016, ndlr)

Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce - Réflexions sur l'effondrement, Corinne Morel Darleux éditions Libertalia

Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce - Réflexions sur l'effondrement, Corinne Morel Darleux
éditions Libertalia

Beaucoup des femmes dont vous parlez sont engagées. Comment l’expliquer ?

Même les femmes qui sont très à distance du « nous », comme l’autrice Jamaica Kincaid, y sont entraînées à leur corps défendant. Elles sont d’abord identifiées comme des femmes noires et ce quel que soit le type de réponse qu’elles puissent faire – et j’avais à cœur de montrer que le type de réponse est très varié et variable. Les injonctions sont si fortes qu’il est très difficile pour elles de se détacher complètement d’une forme d’engagement. Leur seule présence dans l’espace littéraire notamment, pour les femmes de lettres, était en soi une forme d’engagement. Comme si cette présence était déjà l’affirmation de quelque chose. Et puis, de fait, il y a un biais de sélection dans les femmes que je traite. Elles sont toutes progressistes, libérales. Paulette Nardal par exemple est très catholique mais elle est aussi très engagée dans l’anticolonialisme. Il n’y a pas de femmes comme Condoleezza Rice par exemple ! (rires) Ceci dit, même les femmes considérées comme réactionnaires ou conservatrices se font attaquer sur le simple fait d’être femmes et noires et il est très important de ne pas les réduire à cela.

Vous êtes très loin de l’image de la femme puissante, du modèle à suivre…

Je ne voulais pas faire un livre de femmes modèles mais un livre de personnes. Déjà, parce que plusieurs d’entre elles se considèrent comme queer avant de se définir comme femme. Et puis je trouve qu’il est intéressant de montrer leurs faiblesses, les moments où elles n’y arrivent pas seules, où elles n’y arrivent plus, où elles n’ont pas envie, où il y a de la dépression… Je veux de l’épaisseur et de l’humanité. Le cliché de la femme forte est tellement puissant, aux États-Unis comme aux Antilles, alors qu’il s’agit d’une figure totalement imaginaire ! Je veux avant tout les rendre humaines.

Certaines de ces autrices ont été longtemps invisibilisées avant d’être connues, comme Paulette Nardal par exemple. Comment pourrait-on l’expliquer ?

Ce n’est pas facile de répondre à cela. Pour les sœurs Nardal et les femmes de la négritude en général, leur travail était plus invisible que celui des hommes : le fait de faire salon, de faire se rencontrer les gens… Des hommes comme Aimé Césaire n’ont ensuite pas fait le travail de se retourner vers celles qui avaient largement contribué non seulement aux connexions mais aussi à la théorisation de la négritude. Cette mise en avant des figures masculines se retrouve dans de nombreux autres domaines.

Beaucoup sont restées dans l’ombre jusqu’à ce que d’autres les redécouvrent. L’une des figures qui m’a le plus marquée c’est celle de Zora Neale Hurston. Il a fallu trente ans pour qu’elle sorte de l’oubli. Son positionnement était très décalé par rapport à la littérature des noirs américains de l’époque. Son ouvrage principal n’est pas apprécié et elle est rendue invisible parce qu’elle ne s’insère pas exactement dans ce qui lui est demandé.

C’est la même chose pour Maryse Condé. Elle a une voix dissonante par rapport aux hommes qui représentent les mouvements de la négriture et de la créolité. Elle est de ce fait un peu écartée. Elle a du succès aux États-Unis, moins en France. Tout comme la cinéaste Euzhan Palcy (réalisatrice de « Rue Cases-Nègres », ndlr) qui a fait un film à 26 ans avant d’être récupérée par Hollywood. Ce sont des personnes qui n’ont pas trouvé l’espace pour déployer leur travail en France. Elles sont limitées à la « littérature francophone », mises dans des cases communautaires… Être difficilement catégorisable tout en étant une minorité dans le cadre français reste compliqué.

Avez-vous l’impression que les lignes bougent ?

Oui je pense que les choses bougent un peu. Un gros travail est fait par les militantes afro-féministes. La diffusion est rapide aujourd’hui avec les réseaux sociaux et un tas de figures sont sorties de l’oubli grâce à cela, mais aussi grâce à la recherche qui se fait sur ces sujets. La recherche reste encore un espace relativement hostile sur un certain nombre de questions, mais de nombreux·ses jeunes chercheurs·ses ont vraiment envie de travailler sur ces sujets. Iels sont nourri·e·s par un espace militant avide d’histoires et de voix.

Ce livre est vraiment une invitation à aller ouvrir des livres. Je pense qu’on peut passer sa vie à lire des femmes noires, sans vouloir faire de polémique ! (rire)

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