Noémie Trovato, chercheuse

Noémie Trovato est en deuxième année de master en sociolinguistique à la Sorbonne Nouvelle. Elle travaille sur le mouvement #metoo et a un projet de recherche sur le procès Depp vs Heard.


[TW Violences conjugales]

Tu as un projet de recherche autour du procès Depp/Heard et du backlash de #Metoo. Qu'est-ce qui t'intéresse dans ce sujet ? En quoi cet événement te semble-t-il intéressant dans un contexte d'essor du masculinisme en ligne ? 

Je m’intéresse à ce procès parce qu’il résume la pensée de beaucoup de militantes féministes : #MeToo était censé avoir tout changé mais ce n’est pas le cas. Depuis 2017 et la prétendue libération de la parole, il est devenu lieu commun que les femmes sont crues, qu’elles sont entendues et écoutées. Mais avec cette affaire, il apparaît clairement que le combat est loin d’être terminé. Bien que le procès soit lié à des violences conjugales, Heard dénonce plusieurs faits de violences sexuelles et a été militante du mouvement #MeToo aux côtés d’actrices comme Alyssa Milano ou Evan Rachel Wood. 

Le procès en diffamation intenté par Depp concerne un article du Washington Post où Heard se décrivait comme « une figure publique représentant les abus domestiques », sans jamais le citer en  tant qu’abuseur présumé. Sans même nommer donc, le simple fait de parler a suffi à Heard pour être attaquée en justice, quand bien même les faits de violences conjugales qu’elle évoquait ont été avérés (Depp a perdu un premier procès à Londres en 2020 contre le tabloïd The Sun et à cet effet a été reconnu coupable de 12 des 14 faits dont l’accusait Heard). 

Il est assez facile ici de faire le parallèle avec les différents procès en diffamation intentés ces derniers mois par des hommes comme Brion, Hulot, PPDA, Darmanin ou Berry… Ce genre de procès sert à silencier les femmes, et au final le verdict importe peu, puisqu’il n’est que rarement commenté par rapport au procès lui-même ou à l’annonce du dépôt de plainte. 

Grâce à ce retournement, les hommes peuvent se poser en victimes et ce sont les femmes qui sont sur le banc des accusées, alors même que la plupart n’ont pas la chance d’avoir de procès lorsqu’elles déposent plainte pour violences sexuelles ou conjugales. À #MeToo, les hommes opposent donc un #MenToo, dont la plainte en dénonciation calomnieuse est un des outils. Mais Depp va plus loin en se plaçant non pas simplement comme victime d’une campagne de diffamation mais bien comme victime de violences conjugales lui aussi (stratégie appelée DARVO, acronyme en anglais de  « nier, attaquer et inverser la victime et l’agresseur »). 

La campagne médiatique autour du procès Depp/Heard est lancée par des groupes masculinistes et des fans de Depp, puis est reprise par un public plus large, allant de simples fans de la saga Pirates des Caraïbes aux féministes libérales militant pour un traitement non-genré des violences conjugales. Parfois l’intention n’est pas entièrement mauvaise, puisque certains hommes auto-labellés féministes voient dans leurs discours une défense des hommes victimes de violences conjugales, peu entendus et reconnus. Mais la grande majorité des hommes s’autorisent une haine déchaînée des femmes, en utilisant le même prétexte, portant Depp en martyr de la cause masculiniste émasculée par #MeToo… 

Ainsi, après cinq ans à être « obligés » de croire les femmes et les victimes de violences, une brèche s’ouvre avec ce procès : il paraît acceptable, voire encouragé, de défendre Depp au profit d’une diabolisation de Heard. Un retour en arrière s’effectue, porté par une fan culture exacerbée et l’incapacité de certains à renoncer à aimer un acteur adulé jusqu’à récemment par Hollywood. D’ailleurs Heard n’a parlé qu’après #MeToo des violences conjugales qu’elle avait subies, car déjà lors de leur divorce, l’opinion publique s’était rangée du côté de Depp… 

Ce procès se vit en ligne, peut se regarder en direct et est très commenté sur les réseaux  sociaux et notamment sur TikTok. Cette médiatisation sur Internet joue-t-elle un rôle  important dans la décrédibilisation des victimes de violences ?

La médiatisation du procès dépasse le procès lui-même. Sur les réseaux sociaux, il n’est plus du tout question des faits ou des preuves apportées par la défense ou l’accusation, l’histoire est totalement réécrite par les internautes. Sur Twitter notamment, le procès est commenté, comme un évènement culturel ou sportif, grâce au hashtag #JohnnyDeppVsAmberHeard, et les deux camps ont chacun d’autres hashtags permettant d’indexer leurs opinions : #JusticeForJohnnyDepp,  #JohnnyDeppIsInnocent, #AmberHeardIsALiar d’un côté contre #JusticeForAmberHeard et #IStandWithAmberHeard de l’autre. 

Le procès est donc commenté en direct et les images sont reprises dans la foulée en tant que mèmes, souvent en étant déformées, tandis que certaines fake news ou fausses preuves circulent, lancées par les pro-Depp. Pour donner quelques exemples, sur TikTok des centaines de femmes ont posté des lip sync du témoignage de viol de Heard, sur YouTube certains spécialistes du comportement commentent son « jeu d’actrice » (sans faire le parallèle avec la carrière d’acteur de  Depp… et en récupérant au passage des abonné•es sur la plateforme et donc de l’argent via la monétisation du contenu), et sur Twitter des photos et vidéos circulent affirmant que Heard prend de la cocaïne lorsqu’elle se mouche alors qu’elle est à la barre ou qu’elle récite des citations de films célèbres. 

Dès lors que le procès a pris cette dimension médiatique et télévisuelle, les internautes ont commencé à le consommer comme un produit de la pop culture, une télé-réalité ou une série. Certains internautes ont même demandé à des plateformes de streaming de plancher dès maintenant sur une adaptation cinématographique de l’affaire, et des posts demandant de choisir entre Depp et Heard par le biais d’un like ou d’un partage pullulent. 

Iel s’autorisent à prendre partie comme s’il s’agissait d’un match de foot, et se permettent d’insulter, de tourner en dérision et de harceler Amber Heard. Globalement, peu importe ce qu’elle dit ou fait, ce sera retourné contre elle. Chacun de ses faits et gestes est pris en compte comme faisant partie d’un plan maléfique et cela renforce l’idée que les femmes accusent les hommes pour leur argent. 

Il est évident que Heard ne lira pas les tweets ni ne verra les vidéos TikTok à son égard, mais le procès n’en fera pas moins jurisprudence dans les mentalités. Les femmes victimes voient à quel point la parole des femmes peut être remise en question. Elles voient également qu’il est très facile de mettre en ligne de fausses preuves ou de créer des scénarios alternatifs repris massivement. Elles voient surtout que les violences conjugales et sexuelles sont un sujet de raillerie, un objet de blagues et de détournements, alors qu’elles avaient été posées par #MeToo comme un véritable combat. Et c’est aussi ce que les jeunes générations comprennent du contenu qu’ils consomment, sur TikTok notamment. Cela perpétue l’idée que les victimes mentent et qu’on peut s’en moquer. Et certaines spécialistes de la lutte contre les violences faites aux femmes aux États-Unis s’attendent déjà à ce que cela empêche certaines femmes d’avoir recours à la justice. 

La manière dont Amber Heard est dépeinte par les médias mais aussi par de nombreuses  personnes sur les réseaux joue-t-elle aussi un rôle important dans ce procès ? En quoi ne correspond-elle pas au stéréotype de la "bonne victime" ? 

La couverture médiatique du procès montre bien que le verdict n’importera que peu. Pour l’opinion publique, Amber Heard n’est pas la victime mais bien le bourreau. Certains internautes s’autorisent une nuance en parlant d’un couple abusif l’un envers l’autre et ce faisant, mettent sur le même plan les violences commises par Heard et Depp, niant totalement le fait que Heard ait eu à se défendre. 

Si les preuves apportées lors du procès ne sont que très peu relayées (il est indéniable à leur lecture qu’elles accablent Depp et dédouanent en partie Heard), le portrait de Heard est quant à lui discuté sur les réseaux sociaux, notamment parce qu’elle n’est pas une « bonne victime ». Dans le traitement des violences faites aux femmes, on retrouve en effet un stéréotype de la victime exemplaire, fondé entre autre sur son passé et sa personnalité, auquel Amber ne correspond pas, ou en tout cas duquel on tente de l’éloigner : 

- Elle est bisexuelle, ce qui peut paraître anodin mais qui en réalité entraîne une vague de biphobie la faisant passer pour une femme vénale, illusion renforcée par la différence d’âge de vingt ans entre les deux acteurs et son statut de jeune actrice peu connue à l’époque de leur mariage. 

- Elle a été diagnostiquée borderline lors du procès, ce qui en 2022 correspond à dire qu’elle est hystérique de façon plus enrobée et ce qui renforce les rumeurs d’une prétendue folie décuplée par la consommation de drogue et d’alcool du couple. 

- Elle a riposté. Elle n’a en effet jamais caché qu’elle aurait eu à se défendre en rendant les coups et qu’elle aurait pu être violente physiquement et verbalement envers Depp durant leur relation, ce qui va à l’encontre du stéréotype de la victime passive. 

On est donc loin de la personnalité d’une victime exemplaire au comportement irréprochable avec cette femme bisexuelle apparemment instable mentalement et qui a cherché à se défendre… ce qui suffit pour beaucoup à justifier les violences (et le viol) de Depp ainsi que la violence secondaire perpétrée sur les réseaux sociaux. 

La sororité clamée par #MeToo est elle aussi remise en question puisque des femmes, en majorité blanches, et parfois elles-mêmes victimes de violences conjugales et sexuelles, défendent Depp et acculent Heard. Elles la définissent comme une mauvaise victime sur la base de son comportement et de leurs vécus (regarder ou pas Depp dans les yeux, sourire, pleurer, se contredire dans son témoignage) et par exclusion s’identifient comme de bonnes victimes, puisqu’elles, ont fait l’inverse : elles réclament ainsi leur statut de victime en le retirant à Heard, et clament un féminisme plus juste en incluant les hommes victimes dans leur lutte. Cela est une autre conséquence du masculinisme : les femmes s’obligent à adhérer à un féminisme soft, loin de la misandrie indexée à #MeToo.  

Le mouvement #MeToo, en tentant de construire une autre réalité des violences sexuelles a engendré, en tout cas en France, ce qu’on appelle un conflit de définition, c’est-à-dire une redéfinition de certains termes, en particulier « victime » (mais aussi les catégories de viol et d’agresseur), en les rendant plus inclusifs et non plus basés sur des stéréotypes impossibles à atteindre. Ce procès était une bonne occasion de vérifier si le processus de redéfinition avait été concluant… Il faut croire que ce n’est pas le cas puisque malgré les preuves, Depp réussit à devenir aux yeux de l’opinion publique la victime (sans condition, cette fois-ci) tandis que Heard est reléguée au rang de sorcière ayant ruiné sa carrière (ce qui lui vaut une pétition demandant qu’elle  soit effacée du film Aquaman 2, signée plus de 4 millions de fois). 

Retrouvez le travail de Noémie sur son blog

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