Mirion Malle nous parle de sa première BD de fiction

7307a41e-ac81-4d39-b03b-ec4e364e7b18.png

De Mirion Malle on connaît Commando Culotte, son génial blog publié en livre (éditions Ankama) sur lequel elle a, pendant des années, expliqué clairement des concepts féministes pointus. On connaît aussi La ligue des super féministes, brillante petite BD didactique que l’on a offert illico à nos petits cousins. Et voilà que nous la découvrons en autrice de fiction avec sa première BD C’est comme ça que je disparais (éditions La Ville Brûle). Elle y raconte l’histoire de Clara, une jeune attachée de presse et poétesse qui vit à Montréal et qui souffre de dépression. Une œuvre profonde et infiniment sensible sur ce que ça fait de ne plus avoir le goût de vivre.

Entretien mené par Pauline Le Gall.

[TW violences sexuelles, dépression]

Pourquoi s’être lancée dans la fiction après Commando Culotte ou La ligue des super féministes ?

Depuis que j’ai commencé à faire de la BD, j’ai envie de faire une fiction. D’ailleurs c’est plutôt la BD didactique qui est arrivée par hasard, j’ai commencé à en faire et on m’en a commandé par la suite. La ligue était par exemple une demande de mes éditeurs. Mais ça fait longtemps que je fais du fanzine et que j’ai envie de passer à un format plus long, de faire mes choses à moi.

Pourquoi as-tu eu envie de parler de la dépression ?

J’avais beaucoup de discussions avec une amie sur le fait qu’il était difficile de parler de ce sujet, non seulement dans l’espace public mais aussi dans son cercle social, avec ses amis. J’avais envie d’aborder ce sujet à travers les relations humaines d’un personnage. Je me suis beaucoup inspirée du travail d’Éric Rohmer et d’Agnès Varda et je voulais faire une BD avec des personnes qui parlent beaucoup. Les films qui m’inspirent sont très portés sur le dialogue.

Tu parles aussi de violences sexuelles. Les deux sujets sont liés ?

Oui, le livre parle d’abord d’une dépression mais plus spécifiquement de la dépression d’une jeune femme qui est victime de violences sexuelles. J’avais envie de montrer les impacts que ces dernières peuvent avoir sur le long terme et le nœud de complexité qu’elles créent. Ça ne fait pas mal pendant une semaine ou un an mais pendant vraiment longtemps, jusqu’à prendre toute la place. Certains événements qui peuvent paraître moins grave par la suite vont contribuer au mal-être général de la personne.

Je voulais parler du sentiment d’impuissance et d’injustice, de l’aspect systémique de ces violences et aussi de la précarité et de la difficulté d’avoir accès à des soins à cause de l’argent, du temps et de l’énergie que ça demande. La précarité renforce les injustices : on doit payer pour ce que quelqu’un d’autre a fait.

Notre société a une vision très masculine de cette maladie, qui s’articule notamment autour de la figure de « l’artiste maudit »
— Mirion Malle

Les femmes sont plus sujettes que les hommes à la dépression. Est-ce qu’il y a des œuvres écrites par des femmes qui ont pu t’inspirer pour cette BD ?

Oui, j’ai notamment lu La cloche de détresse de Sylvia Plath quand j’ai commencé à travailler sur le livre. Ce roman m’a beaucoup touchée parce que je me suis rendue compte que l’expérience des femmes et de la dépression restait la même à travers les décennies et qu’elle est souvent liée aux violences sexuelles. Je parle aussi souvent de Thelma et Louise
qui m’inspire, justement sur ce sujet des violences sexuelles, et sur le fait que c'est un aspect du film qui passe souvent inaperçu pour le public masculin, parce que la tragédie de ce à quoi ça condamne les femmes est implicite, sous-entendue. Julie Delporte m’influence aussi énormément, son œuvre parle beaucoup de mélancolie, notamment sa BD Journal. (éditions Pow Pow, avril 2020)

Quand j’étais en sociologie, on a bien sûr vu Émile Durkheim. Ce dernier disait que les femmes étaient moins intéressantes à étudier, il remarque qu'elles se suicidaient moins que les hommes mais ça ne le tentait pas de creuser plus. Or elles se suicident moins entre autres parce qu’elles ont souvent plus de responsabilités à porter, mais on sait aujourd'hui qu'elles sont pourtant plus sujettes à la dépression. Notre société a une vision très masculine de cette maladie, qui s’articule notamment autour de cette figure de « l’artiste maudit » qui laisse imaginer que la dépression est bonne pour l’art, ce qui est très faux. J’avais aussi envie de raconter l’histoire d’une femme pour ces raisons.

Justement, qu’est-ce que tes études de sociologie ont laissé comme trace dans ton œuvre ?

Les études de sociologie et de féminisme m’ont apporté une repolitisation de ma pensée féministe. Je trouve qu'il y a une dépolitisation dangereuse des questions féministes, et de l'autre côté il est compliqué d’avoir accès à des concepts théoriques. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je faisais de la vulgarisation, pour ne pas que seule une petite partie de la population avec un bac+5 puisse avoir accès à certains concepts. Au-delà de cette vision systémique, ça m’a appris une certaine méthodologie, par exemple à refuser la neutralité axiologique, c’est-à-dire que je pense qu’on ne peut jamais être neutre, ce qui s’applique à la sociologie mais aussi à la société plus largement. Si je parle de quelque chose qui se passe dans notre société, je l’ancre dans un contexte politique et systémique. Une histoire n’est jamais acontextuelle.

Pourquoi as-tu choisi de dessiner en noir et blanc ?

Daddy’s Girl de Debbie Drechsler (éditions l’Association) est l’un des livres qui m’a fait me rendre compte qu’il fallait que le dessin serve le fond. Dans cette BD, le dessin est très beau, ça ressemble à une gravure, mais c'est aussi étouffant, chargé, asphyxiant. Il sert son propos : l’inceste. Il sert à donner corps à son sentiment d’être une proie. À chaque fois que je fais une BD je cherche comment le dessin peut servir ce que je veux dire. Pour C’est comme ça que je disparais je trouvais que le noir et blanc me permettait de jouer avec les contrastes et de suivre Clara plus intensément. J’ai aussi voulu revenir à mes premières amours, les shōjo manga, dans lesquels il y a une large gamme d’expression et d’émotions, dans les visages et les corps des personnages.

Sur ton blog tu as souvent parlé de l’impunité dont bénéficient des artistes comme Roman Polanski. Qu’as-tu ressenti face à ses douze nominations aux César ? Penses-tu que la France recule sur ces questions ?

Je ne dirais pas que la France recule, puisqu’on n’a jamais vraiment avancé ! Ce que #MeToo a permis c’est une libération de la parole. Les femmes s’écoutent entre elles, notre parole est collective. Longtemps, on a essayé de nous séparer — ce que cherche d’ailleurs à faire le libéralisme en présentant souvent le féminisme comme une sorte de mouvement de développement personnel, individuel. Alors qu’il s’agit d’une arme pour lutter contre un système qui nous oppresse toutes.

On lutte contre des monstres gigantesques qui contrôlent tout et nous n’avons ni la justice ni l’opinion publique dans notre camp. Quand Adèle Haenel a pris la parole en ayant un discours systémique, en parlant de pouvoir, ça m’a enlevé un poids. Elle avait tout à fait raison. Les médias veulent dire que #MeToo a changé le monde, mais rien n’a vraiment changé, à part, et c'est merveilleux, de réveiller une sororité. Ces nominations sont une énorme gifle.

Mathilde